Prizu d'Avogadro Pulmonaire est l'histoire tragique de Prizu Bobor aux prises avec ses démons (le chômage, l'alcool, les femmes infidèles, la politique de compression des cadres, etc.). Nous n'en dirons pas plus.
17 × 23 cm - 130 pages - 14 €
ISBN : 978-2-959200-6-3
Couverture en couleur illustrée par l'auteur
EXTRAIT : 1
« Bordel ! » C’est vendredi et c’est la troisième fois de la semaine que je me réveille à la bourre pour aller bosser. Il y a cinq ans, j’aurais plongé dans mon slip et mes chaussettes en moins de douze secondes et je serais parti au boulot à trois cents à l’heure. Mais petit à petit, j’ai pris le temps. Le temps de déjeuner, puis le temps de déjeuner et de prendre une douche et enfin le temps de déjeuner, prendre une douche et me laver. Ce matin marquera une étape de plus à mon réveil, dorénavant, je cirerai mes chaussures tous les jours. Combien de temps cela durera ? Peut-être qu’en empilant des contraintes du matin on peut finir par remplir la journée. Barbara dort encore, elle bosse pas aujourd’hui, ça bosse jamais les filles. Je regarde son cul, comme tous les matins et comme tous les matins, j’essaye de me faire un rapide résumé de nos cinq ans de vie commune avec quelques images. C’est vite fait aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose qui me vienne à l’esprit. Nos premières rencontres, l’époque où je montrais mon cul pour un oui ou pour un non, l’époque où je faisais semblant de conduire le métro une bière à la main, l’époque où je jaillissais au milieu des amphithéâtres de la faculté de droit pour proclamer une Pologne libre et le juste retour de la gestion des Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais aux mains de Solidarnosc. C’était le temps où on se frôlait avec Barbara, où on faisait du sexe dix fois par jour, où on piquait dans les supermarchés. Je ne vois pas plus loin, le reste n’est qu’une série d’instantanés dont les contrastes sont passés. Peut-être la fatigue. Camel.
April March, j’avale une aspirine pour apaiser ma pinardite du matin. La pinardite, c’est une maladie à base de maux de tête dont l’intensité est directement proportionnelle à la quantité de vin consommée la veille. Il faudrait que j’en parle à un médecin. Non, non.
Dix heures, en route, Camel, allons mater le bitume avec mon félin, ma Renault 18 break GTL, GTL pour Grand Tourisme Luxe, quand on aime le luxe, on ne se refait pas. Dix heures vingt, me voilà dans mon antre, une grande pièce remplie de petits bureaux, quatre ordinateurs, des dizaines de piles de papier, fax, plans débordant de toutes les surfaces planes possibles, un massicot, une plieuse, quatre armoires remplies de dossiers, des disquettes et des cédéroms un peu partout. Des vannes, des manomètres, des clapets, des morceaux de caillebotis, de pompes, de caoutchouc, de bentonite, de polyéthylène haute densité, de polyéthylène basse densité, d’inox 304 L, d’inox 316 L, d’inox 316 Ti, autant d’échantillons distribués par des représentants plus ou moins cravatés. Les murs sont tapissés de plans racontant la construction de quelques stations de traitement d’eau : là, c’est la station d’épuration de Calais où on a réussi à caser le canal de comptage entre deux décanteurs pour que ça fasse une teub vue d’avion, ici, la méthanisation de Marquette, une première technologique, tellement première qu’elle ne fonctionnera jamais correctement, et puis plus loin, la déferrisation-démanganisation de Valenciennes, un mec est mort pendant la construction en tombant d’un échafaudage. Camel. Sur la porte du bureau, une plaque gravée : « Prizu Bobor : bureau d’études ». Bobor, c’est mon nom, un nom polonais ridicule, Prizu, c’est mon prénom, un prénom polonais ridicule et bureau d’études, c’est un mot inventé au xxe siècle pour remplacer dessin industriel, plus assez hype. Je fais des plans, des calculs et je commande des équipements industriels, l’avenir quoi.
J’éteins ma troisième Camel roulée du matin en faisant déborder un peu plus le cendrier qui ne sera vidé qu’à midi par la société Clinos. Je m’installe devant un ordinateur pour lire ma messagerie, le nouveau truc pour donner des ordres à distance. Ensuite commence le balai des allers et retours des huit personnes travaillant à l’agence sur fond de sonneries de téléphone.
Ce matin, j’ai un peu de mal à émerger, ma pinardite est persistante.
« Hé ben Prizu, cha a pas l’air d’aller, t’chiot ! »
Ça, c’est Jean-Bernard, il a un accent patois à découper à la tronçonneuse. Il est perspicace Jean-Bernard : « T’as pas été au cul hier ? » mais pas toujours finaud. « Eut’ grosse, elle a l’couloir en sang ? Warf ! Warf ! »
Cela fait quatre ans que je bosse dans cette agence de multinationale qui bâtit des stations d’épuration. Assez pour commencer à être incontournable. En bossant parfois trop, avec les jeunes loups heureusement peu nombreux ici. Camel. Babeth pleure. Babeth est une jeune louve mais aux dents pas si longues que ça, elle a dû tomber la tronche en avant dans l’escalier quand elle était petite. Elle a fait des Hot Zétudes Industrielles et assimile lentement son rôle de future chef avec quelques dérapages au doux relent de communisme parfois. Elle aura donc certainement du mal à contenter l’ambition dévastatrice de ses supérieurs hiérarchiques. Elle pleure toutes les semaines Babeth.
Aujourd’hui, comme ces dernières semaines, c’est l’agueusie, trop de clopes, je sens pas le goût du tuyau. Camel. J’en suis à regretter le temps où j’avais de l’imagination, le temps où j’étais capable de repérer une réservation ou un puisard mal placé en un clin d’œil sur un chantier. Le temps où je balançais une phrase assassine envers tout signe d’agression passant le seuil de la porte de mon bureau. C’est peut-être l’occasion de pas passer de l’autre côté, de pas basculer. J’ai peur de devenir un gros con, je préfère boire, rester autiste et humain. Camel.
Seize heures, je profite de la fin d’après-midi pour appeler Simon :
« Salut Simon ! C’est l’heure du réveil des ours.
- Salut Prizu, je dormais.
- Ours mal léché. Qu’est-ce qu’on fout ce soir ?
- Il y a une soirée chez Aïda. Il y aura sûrement de la mouette et de la chair fraîche, je dis ça au cas où Barbara viendrait pas.
- Elle viendra, et tu sais comment je suis…
- Je sais que t’es un con frustré et salarié par-dessus le marché. On passe chez toi, je préviens Alex.
- À plus. »
Simon a sûrement raison, je suis un con frustré. En tout cas, il comprend pas mon besoin de fidélité qui tourne parfois à l’obsession, le besoin d’avoir des rapports entiers avec tout. J’ai l’impression que c’est le seul moyen de passer le cap 16-60 ans de manière acceptable. Simon me dit que c’est plus comme ça qu’on fait maintenant. Les mecs et les filles ne peuvent plus se faire confiance. Alors tu sexes avec tout ce que tu peux jusqu’à tomber sur l’oiseau avec qui tu veux fabriquer un nid, ou tu restes seul. Comprends pas. Simon vit principalement la nuit, et un peu le jour pour savoir où il va passer la nuit. Il est atteint de bièrite aiguë avec quelques symptômes de vodkite parfois, une maladie qui handicape pas mal pour la fabrication de nids. Il est grand, frisé, brun, un peu Dominique Rocheteau en beau. Il prend un boulot de nuit de temps en temps, pour se faire virer quelques semaines plus tard après avoir pris un congé maladie pour mal de dos. Quand il revient au boulot, penché comme un bossu, c’est pour montrer à tout le monde des radios qu’il a piquées dans un hosto. Des radios d’un type déformé qui avait trois côtes de plus que tout le monde. C’est tout juste s’il fait pas la quête en même temps. En résumé, il finit toujours par s’engueuler avec son patron qui partage rarement sa vision révolutionnaire du rythme de travail : Simon prône la mise en place de longues pauses musicales entre les courtes et efficaces séquences de travail. Il parle ensuite des nombreux avantages que tout le monde peut en tirer, en étayant ses propos avec des graphiques qu’il a faits lui-même sur bécane. Quand son employeur ne craque pas dans le quart d’heure, Simon passe la vitesse supérieure. Il explique qu’il est tout à fait normal qu’un salarié se serve dans la caisse afin de réajuster sa rémunération forcément non adaptée aux cadences de travail infernales imposées par la globalo-mondialisation libérale. Je crois qu’il n’a jamais eu l’occasion de prolonger plus loin l’exposé de ses théories.
Dix-huit heures quinze, Camel, c’est l’heure d’envoyer bouler gentiment Jean-Roger qui est en train de préparer une réunion de préparation à la planification des passations de commandes de sa dernière affaire qui est évidemment prioritaire. Jean-Roger, c’est le psychopathe de service. À chaque entreprise, chaque service, son psychopathe. Lui se bat pour avoir une médaille aux championnats du monde des paranos, il est en perpétuelle préparation. Il a quelques spécialités comme la fouille des bureaux, mon boxon permanent l’emmerde parce qu’il se sent obligé de remettre chaque papier à sa place. C’est le chien de garde idéal pour un patron, premier arrivé, dernier parti. Il a une conversation auto-rassurante interdisant tout dialogue, Jean-Roger quoi. Il est particulièrement pénible ce soir, j’ai du mal à m’en dépêtrer. Mais comme je lui ai fait le plan qu’il me réclamait depuis un moment, il n’insiste pas. Camel. Un petit au revoir à Tartine, la gentille secrétaire et direction week-end. Renault 18 break GTL.
Barbara est au téléphone, pourquoi elle a pas encore de portable ? Un cédé de Ludovic Navarre, quelques pas de danse et le cul de Barbara. My mama said. Simon et Alex se pointent vers huit heures. Simon a ramené de la beuh indienne qu’il a touchée de son beauf qui bosse dans l’importation de tout ce qui peut stupéfier. C’est Alex qui roule. Il veut s’entraîner parce qu’il y a quinze jours, un client lui a demandé de rouler un cône, il n’a pas su, s’est senti con. De nous trois, Alex est celui qui a le plus mal tourné : il est commercial, dans le pinard, c’est déjà ça. Ça nous permet surtout de nous enfiler de sacrées boutanches. Du coup, je crois que maintenant j’aurais du mal à me délecter du porte-pot de la station-service de nuit… ou alors par nostalgie. Camel.
Trois cônes et un Asian Dub plus tard, nous investissons l’astronef du capitaine Prizu et nous voilà à quatre, comme presque tous les week-ends, sur les routes nocturnes lilloises. Camel. Vingt minutes de route plus une heure de déroute, due au sens inné de l’orientation de Simon qui se fend comme une baleine à chaque fois qu’on est en vue d’un lieu où l’on est passé cinq minutes plus tôt, nous amènent finalement chez Aïda, princesse de la nuit pour l’occasion. C’est une soirée comme beaucoup d’autres, celle-ci est peut-être plus « 30 millions d’amis » que les autres, il y a de la panthère et Simon était bien renseigné, il y a également de la mouette et, au vue de l’état des deux sniffeurs qui sont affalés par terre, elle a l’air bonne. Moby chante, il m’énerve celui-là. Camel. Quelques rails de mouette plus tard, l’ambiance est montée. Alex est même déchaîné, il est torse nu et grimpe sur tous les meubles en imitant la poule. Il faut tout de même calmer deux clampins qui sont prêts à appeler les keufs si Alex continue son show. Je palabre cinq minutes avec eux, ils laissent tomber l’affaire. Camel. Barbara est monopolisée par un groupe de deux blaireaux en rut. J’essaie de danser mais j’ai trop mal au crâne, je me ravise pour monter à l’étage rejoindre Simon. On cause un peu guerre et formes de slips lorsque Simon jette un œil au radio-réveil qui est à côté du lit. Il m’interpelle : « 22 h 22, hasard ! » Nous regardons instinctivement par la fenêtre, trois mètres plus bas, une fille sirote sur la terrasse. Clins d’œil complices, nous nous déboutonnons et urinons gaiement sur la pauvre cruche qui part expliquer à ses copines qu’il va pleuvoir. C’est comme ça qu’on devient devin, il s’est effectivement mis à pleuvoir une demi-heure plus tard. Notre fou rire est passé, une heure sonne, on commence un peu à s’emmerder devant la magnifique table encore pleine de trop de victuailles. Camel. Idée. Je saisis deux homards pour les installer dans mes poches de veste de façon à ce que la tête et les pinces dépassent. Simon et Alex m’imitent bientôt. Les clampins qui tiquaient tout à l’heure quand Alex faisait la poule sur le buffet Louis-Philippe, nous regardent maintenant avec des yeux de miliciens. Il faut agir. Nous sortons dans le jardin, sous la pluie. C’est un jardin séparé d’autres jardins par des haies basses de verdure. Nous entamons une course à travers tous les jardins du quartier en sautant au-dessus des haies. Alex tombe le premier, je l’imite bientôt, suivi de près par Simon qui lui se vautre sur un chien, un tout petit chien de riche. Nous laissons le chien pour mort en relevant Simon pour finir notre tour du stade. Les clampins ne sont plus deux mais cinq et ont l’air passablement énervés. Nous nous faisons virer sans esclandre, pas trop de regret, un nouveau sport est né : le 30 mètres haies avec homards dans les poches.
Barbara tire un peu beaucoup la tronche dans la bagnole. Alex conduit, j’ai l’impression d’avoir la moitié de la tête paralysée. On se finit tous les quatre à l’apparte, Simon a piqué de la mouette en poudre chez Aïda. King-Kooba + mouette = cocktail idéal pour comater paisiblement. Camel. Cinq heures, Simon comate dans un canapé, Alex roule son douzième spliff de la nuit, Barbara dort depuis un moment, je me couche.
C’est un soleil froid qui nous accompagne pour le petit-déjeuner de quatorze heures. Je siffle une pelforth brune pour trouver l’état ouateux qui convient bien à un samedi midi, Simon m’accompagne. Barbara fume dans le canapé. Cendriers remplis, Kid Loco, pistaches, une BD de Francesca Ghermandi, Camel. Bernard, Jean et Guy débarquent vers quinze heures trente pour nous proposer un foot en salle cet après-midi. Sportifs.
2
« Bordel ! » Ça fait du bien de suer comme un bœuf, ça fait du bien de marquer des buts.
« Sur l’aile Ducon !
- À moi pied de vigne !
- T’es marqué Dugland !
- Fallait me la donner cul-de-jatte !
- Ouais ben cours maintenant, mouille le maillot, t’es pas Ginola. Et merde but. »
Il faut dire que c’est Simon qui est dans les buts, il se met là juste pour participer parce qu’en fait, le sport et lui, ça fait quatre. Moi je pète la forme, je me défoule, jusqu’à la quarantième minute. Trou noir. J’ai le ballon dans les pieds, je suis à quinze mètres du but adverse, tout va bien, je déroule… pof, plus d’image, je ne vois plus rien, toujours debout mais dans le noir. Les autres continuent de jouer comme si de rien n’était, je m’affale par terre et enfin Guy comprend que j’ai un petit problème. Je reste allongé sur le sol deux minutes avant de retrouver la vue, deux très longues minutes. Guy me fait un massage des tempes, ma vision passe du noir complet au blanc éclatant et finit par se stabiliser, je vois de nouveau normalement. C’est peut-être la mouette, trop pure, il faut que j’arrête la dope. Voyant que je vais mieux, Jean me colle sa teub sur le front. Je comprends quand les rires épais éclatent en même temps que la désagréable sensation d’avoir un poulpe sur le front, il sue des couilles Jean.
Le match reprend quelques minutes plus tard et se termine sur un 18-17 qui fait honneur aux attaques sans défense. La soirée se termine chez moi. Bernard est en forme. Après deux ou trois cônes, il nous fait une imitation de son père, aviculteur de renom et poète de la poule à ses heures. Camel. Je me fais un peu chambrer quant à mon calme inhabituel. Coup de pompe, coup de déprime, ou les deux. Je réfléchis trop. Barbara est partie se coucher il y a déjà un moment. On ne se parle pas en ce moment. Simon roule un cône 16 feuilles… Il a trempé les feuilles dans la vodka avant-hier et les a laissé sécher. Gainsbourg. Je suis ailleurs, je finis une bouteille de moulin-à-vent, camel et… dodo.
Dimanche matin, midi trente, l’heure de se lever pour aller au marché de Wazemmes. Mitsubischi Jackson pour le réveil. Camel. Simon, Alex, Bernard et Jo ont dormi à l’apparte, nous sortons tous au marché, Barbara vient avec nous. Ce matin, j’ai une crise de consommatite aiguë, nems chez les Vietnamiens, makotch chez les Polaks, menthe et loukoums chez les Arabes, riz chez les Chinois, olives chez les Ritals, fromage normand, légumes du Nord, vin mâconnais, paire de chaussettes de chez Cohen et chichon d’Afghanistan.
Le soleil nous invite à une terrasse. Camel. Ça sera peut être le moyen de décoller la moquette dans la bouche. J’opte pour un panaché, solvant doux à base de houblon et d’orge transformé, idéal pour une reprise en pente douce. Les conversations tournent autour des deux soirées passées. Alex imite Bernard imitant la poule, Bernard réplique en imitant la voiture d’Alex, japonaise apparemment.
Le jeu des terrasses est en place, on se croise, on se toise, on se montre, se salue, on parle des soirées futures et passées, du dernier Tricky, Bouly est là. Il règne une douce quiétude, l’émulation de l’inactivité positive. Camel.
Quinze heures, l’heure d’éviter la panachite, nuage bleu pâle. Camel. On termine l’après-midi à quinze chez moi, after improvisée. Noir Désir. Barbara fait la gueule. Je m’éteins à quatre heures du mat, déchiré. Simon et Alex remplissent mon slip de mégots pendant que je pionce.
(à suivre)