Un peu d'exotisme, un peu de science-fiction, un peu de cynisme, un peu d'aventure, un peu d'horreur, un peu de douceur, un peu de mélo, un poil de morale, une louchée d'athlétisme, beaucoup d'amour, des tonnes de fantaisie, tels sont les principaux ingrédients de La loterie byzantine, une création originale et ambitieuse de Cyrille Cléran.
338 pages, 17 × 23 cm, couverture couleurs illustrée par Avo
ISBN : 978-9532609-1-5
25 €
Attention : Le préfacier Gilles Saubestre nous avertit que « Dans la vie, il y a un Avant
et un Après La loterie byzantine »... De là à prophétiser que ce roman va changer la vôtre...
EXTRAIT : Première partie
Entre chaque service, Woody Passebeurre aime s'octroyer de longues pauses pour réfléchir sur son sort ainsi que sur celui de ses compatriotes. « Il comprend vite mais il a besoin de réfléchir longtemps », disaient de lui ses parents en resservant un verre de corbières à leurs invités du dimanche. Pour ce faire, Woody sort les mains de ses poches et dispose ses fesses sur les marches du petit escalier qui mène de l'arrière-cuisine à l'arrière-cour. Patiemment, mettant en branle des parties de son cerveau que son job d’aide-cuistot ne sollicite guère, il trace des lois plus ou moins simples. Comme ces enfants qui dessinent des éléphants sur le sable, il élabore des schémas de pensée. Woody aimerait pouvoir tout comprendre. Mais le monde et les hommes forment un ensemble tellement mystérieux, tellement improbable et tellement hétérogène, qu'il y a beaucoup de choses qui lui passent au-dessus de la tête.
Quand il pleut, il regarde les gouttes glisser sur le couvercle des poubelles du Mélomane Goulu et quand le soleil est là, il regarde la poussière qui scintille entre deux eaux. Il pleut souvent dans le pays. Il y a toujours un nuage qui traîne, qui vient de déverser son trop-plein ou qui s'apprête à le faire. À la grande joie des vendeurs de parapluies et de cirés qui ne sont pas à la veille de faire faillite.
Woody est un contemplatif. Ce n'est pas sa seule qualité mais c'est celle qui lui prend le plus de temps. Le bruit des assiettes qu’on empile et des couverts qui s’entrechoquent et des plats qui tombent dans l’évier ponctuent et réorientent ses cogitations.
Comme ce n'est pas très bien vu, d'avoir la tête dans les nuages alors qu'il y a du persil à hacher menu, de la volaille à brider ou des fraisiers à napper d'un coulis, Woody s'excuse en disant qu'il va prendre l'air ou qu'il doit surveiller que le vent ne soulève pas le couvercle des poubelles. C'est selon. « Je vais vérifier que personne ne rôde dans les parages. » Il reste alors un quart d'heure, parfois une heure complète, à rêvouiller sur les marches en regardant les mouches et les chats. Il y en a un qui est complètement sourd. Il y en a un autre qui s’est fait bouffer la queue lors d’une bagarre et il y en a un troisième qui ne se laisse jamais caresser. Il file dès qu’on s’approche. Woody aime bien regarder les chats. Puis il retourne en cuisine avec sur les lèvres un vague sourire qui fait que la totalité de ses collègues ont tendance à le prendre pour une inoffensive andouille.
Réussir à décrocher une place de cuistot au Mélomane Goulu n'est pourtant pas une mince affaire. Mais Woody a eu du bol. Il a toujours eu du bol. Il faisait moins d'un kilo à la naissance mais il a survécu. Sa mère ne voulait pas d'enfant si tôt, mais ne l'a pas abandonné. Elle lui a donné le sein et il est devenu un peu moins chétif. Avant de rentrer en sixième, il savait même nager la brasse et pouvait porter à bout de bras des bidons de quinze litres remplis de lait de ferme. Il a eu trois fois les oreillons et chopé tous les microbes qui circulaient à l'école, mais n'a jamais redoublé, car les profs n’avaient aucune envie d’avoir dans leur classe deux années de suite cet élément.
Au sujet de son avenir tant mental que professionnel, personne ne lui donnait la moindre chance. Même ses parents qui s'étaient saignés aux quatre veines pour lui offrir une simili-formation étaient hautement sceptiques. « Avec les difficultés que connaît la profession, avaient-ils prophétisé, si tu trouves à te caser dans une sandwicherie turque près de la rue des Singes, tu pourras t'estimer heureux. » On ne peut pas leur jeter la pierre. Ils voulaient protéger leur enfant. Eux étaient fabricants de lacets pour un cordonnier réputé qui chaussait tout le monde, de Saint-Barno à Villeron, et ne comprenaient pas pourquoi leur fils ne voulait pas reprendre l'affaire familiale. Changer de branche, par les temps qui courent, c'était aller droit au casse-pipe. Woody ne voulait pas fabriquer des lacets toute sa vie. Croyant dur comme fer en sa bonne étoile et faisant fi de toutes les imprécations auxquelles il ne voulait pas céder, Woody a donc postulé au Mélomane Goulu. Aujourd'hui, qui peut lui donner tort d'avoir tenté sa chance ?
Plutôt bel homme, Monsieur Ludwik est un gars d'une soixantaine d'années. C’est aussi le patron du restau. Certains disent qu'il ressemble à Paul Newman. Il a des cheveux poivre et sel, le regard un peu terne. Des rides en pattes d'oie irradient tout son visage, comme la rose imaginée par le joyeux jardinier peut éclairer le bosquet tristounet. D'autres disent que Monsieur Ludwik a mouillé dans des affaires de corruption et que la source de ses revenus est loin d'être claire. Ils n'ont pas tort. Mais la boutique tourne bien et c'est tout ce qu'on lui demande. Le jour de l’inauguration, le maire et sa femme étaient là. Peut-on rêver meilleurs auspices ? Monsieur le maire avait fait un discours.
Monsieur Ludwik peut dormir tranquille. Chaque soir, une cinquantaine de couverts sont servis. Tous les restaus de la ville ne peuvent pas se vanter d'un tel taux de fréquentation. Pour se détendre et occuper ses nombreuses heures de vacance, Monsieur Ludwik qui n'a pas eu besoin de trop trimer pour en arriver là parce qu'il a touché plusieurs (gros) héritages compose des petites mélodies. Il ne les montre à personne. Parce qu'il a peur de passer pour un poète pédéraste.
Monsieur Ludwik a du flair et c'est sans doute pour cela que son affaire tourne si bien. À une époque où tout le monde cultivait son petit potager et mangeait chez soi en ruminant des idées sombres, lui avait eu le cran d'ouvrir un restau. En plein centre-ville. À deux pas du Musée de la Réunification. Et les gens sont venus chez lui, attirés comme des mouches par un pot de miel, pour écouter de la musique et bouffer des trucs très chers. Monsieur Ludwik avait parfaitement compris que c’était ça le vrai luxe : un orchestre d’instrumentistes aux doigts de fée qui jouent pour votre plaisir.
Monsieur Ludwik, qui sait reconnaître un honnête travailleur quand il en croise un, avait grand besoin d'un cuisinier. Trois des membres de son équipe venaient de lui faire faux-bond. Coup sur coup. Sans crier gare. L'un, quand il avait appris qu'il ne pourrait jamais avoir d'enfant, s'était pendu. Le second s'était fait mordre par un renard enragé et le troisième s'était cassé le coccyx en glissant dans sa baignoire. Alors quand Woody s'est pointé la bouche en cœur et la raie sur le côté, Monsieur Ludwik a tout de suite su que ce garçon ferait l'affaire.
Ainsi, le malheur des uns a évité à Woody de se retrouver dans un boui-boui rue des Singes, à servir des pains bagels gorgés d'huile à des alcooliques affamés qui, après un verre de tord-boyaux et un dernier petit pétard d'herbe, vomiront le tout dans les heures suivant l'ingestion.
Et c'est ainsi que le jeune Woody, que d'aucuns destinaient à un avenir lugubre, a finalement trouvé une place de choix dans l'un de ces sites prestigieux qui, juste après les hippodromes et les casinos, font désormais partie des plus prisés de la ville — par une certaine couche de la population du moins.
(à suivre…)