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Le clandestin du Sloughi, de Henri Le Bellec, est un recueil de sept nouvelles. On s'en délectera, plongeant dans un Trégor austère, rustique, en des temps pas si anciens (ceux de la Libération, de la guerre froide, ou de celle d'Algérie) qui revivent sous la plume d'un auteur aussi élégant que précis.

 

 

 



132 pages, 17 × 23 cm
Imprimé en Bretagne © 2009
Avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication
ISBN : 978-2-9532609-4-6

15 euros

 

Sommaire :

« Marie, agent de liaison »
« Les fiancés de l’Île d’Er »
« La chaisière »
« Le vol du Chef »
« Premier poste »
« Au Café de la Marée »
« Le clandestin du Sloughi »


EXTRAIT : « Marie, agent de liaison »


En ce soir d’hiver de l’année 1943, le jour se hâtait de finir. Le ciel s’abaissait à fleur de terre et les nuages bas et serrés couraient comme des chiens excités par le proche gibier. Bien vite, l’obscurité mura le silence et les maisons entrèrent dans l’ère du soupçon, impassibles aux abords des hauts murs aux yeux multiples, immobiles et sombres comme des écueils d’épouvante.

La nuit profite aux ombres, à toutes celles qui meurent le jour, asphyxiées par la pleine lumière. Marie ne le savait que trop bien, et même si elle les recherchait pour ce sentiment illusoire d’impunité qu’elles pouvaient momentanément apporter, elle les redoutait, craignant d’en voir surgir à chaque instant une silhouette rehaussée d’un calot ou d’un casque à jugulaire, ou encore surgie de l’obscurité, et martelant la chaussée de ce pas cadencé qui l’avait tant impressionnée la première fois qu’elle l’avait entendue, la patrouille de nuit, comme un essaim corseté à l’allure martiale.

Elle venait d’avoir quinze ans et tout s’était enchaîné si vite qu’elle n’avait pas eu le temps de réfléchir, encore moins de mesurer la portée de l’engagement qu’elle avait pris quelque jours auparavant. C’est son cousin Yves qui l’avait abordée, la prenant par le bras pour la retenir sur le trottoir, à la sortie du collège place de la République, après les cours du samedi. Conquise, à chaque fois qu’elle le retrouvait, par la tranquille assurance qui se dégageait de sa voix, de ses yeux, de sa personne tout entière, elle en retirait toujours un sentiment renouvelé de confiance et de bien-être. Les premières effusions passées, elle s’apprêtait à descendre en sa compagnie la venelle Ker coz afin de rejoindre la Grand-Place où l’attendait sa grand-mère, mais il la retint par la main, l’invitant à suspendre ses premiers pas. Une simple pression, mais suffisamment ferme pour la surprendre, et dépourvue de surcroît de cette chaleur si doucement pénétrante qu’elle ressentait d’ordinaire. Geste singulier à coup sûr. Levant alors la tête comme pour l’interroger, elle eut vite fait de déceler ce pli, inhabituel chez lui, qui lui barrait le front et souligné par l’ombre portée de son béret. Au même instant, elle surprit son regard balayant furtivement l’espace. Une curieuse impression la traversa.

« Écoute, commença-t-il, embarrassé, le regard au-dessus des épaules de Marie. Voilà… (les mots avaient visiblement du mal à sortir) Voilà… maintenant comme tu le sais, je travaille à la perception et le temps m’est davantage compté… et puis, il y a mon père qui a été réquisitionné par le S.T.O. et je dois m’occuper davantage de mon petit frère et de ma sœur, pour aider ma mère… »

Marie suivait ses propos avec attention, accompagnant chaque mot ou chaque phrase d’un signe de tête approbateur. Mais elle était loin des préoccupations de son cousin. Elle avait les siennes, vivant seule avec sa grand-mère, aux Buttes, depuis la mort de sa mère et la disparition inexplicable de son père dont on n’avait aucune nouvelle depuis qu’il n’était pas rentré, un soir, à la maison. Monsieur le Maire n’avait reçu aucune information officielle, et les gendarmes se réfugiaient dans un silence ambigu. Elle en était réduite à regarder chaque jour son portrait sur le buffet de la petite salle, avec sa casquette rayée et cette écharpe rouge qu’il affectionnait tant. Elle en fixait l’image chaque fois plus intensément, comme si cela pouvait hâter son retour.

« Alors voilà, Marie, ajouta Yves, comme je ne peux plus me libérer aussi facilement, j’ai pensé que tu pourrais me remplacer de temps à autre.
- Te remplacer ?
- Oui, reprit Yves, pour porter le courrier à monsieur Joseph, et recevoir le sien, le lundi après la classe ou le mardi vers six heures du soir.
- Monsieur Joseph ? interrogea Marie.
- Oui… monsieur Joseph… Oh ! Je ne le connais pas bien, c’est monsieur Guillou mon ancien professeur d’Histoire qui me l’a présenté en mai dernier. Mais tu sais il n’y a rien à craindre, et puis cela dure à peine une ou deux minutes. »

Le cours des évènements se précipitait. Avant même qu’elle ait pu réfléchir, s’interroger sur la conduite à tenir ou tout simplement sur l’objet même de la demande formulée, Marie comprit que son cousin attendait d’elle qu’elle accepte sa requête, comme un service à lui rendre, ou un devoir à accomplir. Mais elle était encore loin d’en imaginer le ressort profond. Mais avait-elle d’ailleurs le choix ? Surprise et embarrassée, elle cherchait à voir clair en elle, à rassembler ses mots, s’étonnant du caractère insolite de la demande et de son apparente urgence. Tout cela la dissuadait de répondre dans la précipitation. Mais aux yeux de son cousin, ce silence tenait lieu d’acquiescement. Et passant outre le trouble de sa cousine, il s’empressa d’ajouter : « Alors voilà, Marie, cela se passe en général le lundi, même s’il m’est arrivé de m’y rendre un autre jour. Monsieur Joseph m’attend au pied de la tour Saint-Michel, le plus souvent à l’intérieur. Il change à chaque fois de tenue, mais il porte toujours quelque chose à la main gauche : un journal, un panier à provisions, ou encore un gant en hiver. De plus, quand j’arrive à sa hauteur, il écrase une cigarette et me demande s’il est encore loin de la place de la République. »

La lumière commençait à déserter la place et les derniers internes quittaient le collège, sac au dos sous un ciel de pluie sans relief, martelant les trottoirs de leurs sabots. Yves avait relâché son regard, desserré son étreinte. Voilà, c’était fait. Il se sentait soulagé, même si le silence prolongé de Marie le préoccupait. C’était encore bien trop neuf pour une jeune fille de quinze ans. Mais il était sûr de son choix, sûr d’elle, de cette détermination tranquille qui faisait sa force. Pour elle aussi c’en était fait. Elle en prenait conscience maintenant qu’Yves avait cessé de parler et qu’elle était restée sans un mot. C’était comme si cette proposition s’inscrivait dans le cours même des choses, comme si elle s’y était préparée, sans pour autant l’avoir cherchée ou espérée, ni savoir ce qu’il pourrait en advenir.

Elle n’avait, à ce jour, jamais rencontré ses propres sentiments. Soit qu’elle s’y refusât par peur de l’inconnu, soit parce qu’elle avait appris très tôt qu’il fallait s’en méfier, les maîtriser, ne pas leur donner prise. Une forme de raidissement atavique, sans doute. Ainsi la raison venait-elle chez elle bien vite après les sentiments, comme une seconde nature forgée par la vie. Elle comprit alors en cet instant que toute question devenait superflue, qu’elle devait accepter d’aller seule à la rencontre de son destin.

La place de la République était maintenant déserte. Une place sans âme, habitée par de grands pins dont les noires silhouettes se détachaient encore sur les façades grises du collège. Qui aurait pu donc s’intéresser, dans cet univers de désamour, au sort de deux collégiens aux marches du soir ? Ils descendirent vers la cathédrale dont on n’apercevait que la flèche altière, ajourée pour mieux résister au vent. C’est en bas de la venelle, là où l’obscurité s’était soudainement épaissie, qu’il lui glissa une enveloppe dans la poche en l’embrassant furtivement, avant de s’effacer sous les voûtes.

 

*

 

Marie avait longtemps hésité avant d’emprunter son vélo. La courte distance des Buttes à la tour Saint-Michel ne le justifiait pas, mais à vélo si la nécessité est grande, on peut aisément faire demi-tour et s’enfuir sans difficulté. Et cette dernière raison avait finalement prévalu. Pour cette première mission, elle n’avait rien négligé, ni le petit pot à lait pour justifier son déplacement, ni la lampe de poche, utile dans l’obscurité et dont elle avait vérifié le bon fonctionnement. Elle se savait méticuleuse et attentive, elle se découvrait, presque surprise, prudente et secrète. Par instinct, plus que par raison, elle avait décidé de passer par les quais. Pour retarder l’échéance qu’elle redoutait, sans se l’avouer ? Pour réfléchir encore, s’il en était besoin ? Pour profiter une dernière fois pleinement d’une liberté dont elle sentait qu’il lui faudrait dorénavant l’accommoder, comme une fleur encore trop fragile et trop fraîche ? Aucune raison en vérité plus qu’une autre, et toutes à la fois.

Quand elle arriva aux abords du pont, le vent avait dispersé les nuages et dévoilait à présent une pleine lune, immobile et impassible, suspendue au-dessus de la cathédrale comme une grosse figurine ronde en plâtre. Par endroits les arbres frissonnaient, alors que la clarté gagnait en intensité. La rivière muette et glacée renvoyait une blancheur froide que ses bords immédiats assombrissaient à peine. Hormis les vigiles, personne sur le pont Canada ni sur l’eau. Personne à la gare non plus, esseulée sur les quais comme une bâtisse de peu d’importance et perdue dans un espace trop grand pour elle. En cet endroit la ville semblait abandonnée, vidée de son sang comme un arbre de sa sève. On aurait dit une morne étendue, frappée d’un mal lunaire dont auraient été victimes ses habitants.

Elle ne posa le pied qu’au plus fort de la rue Saint-André, à la hauteur de la Poste. D’une main elle se rassura en tâtant le coton de son blouson : la petite enveloppe, unique et précieuse, battait à l’unisson avec son cœur. Lui revint alors en mémoire celle qu’elle avait trouvée à son intention et accompagnant le pli que lui avait glissé son cousin. Les consignes étaient claires : ne rien faire d’inhabituel, pour ne pas éveiller un quelconque soupçon, ne se contenter que de propos banals, ne rien changer à sa conduite quotidienne et s’assurer toujours de la discrétion de ses actions. Elle les avait longuement répétées la nuit précédente, se retournant sans cesse dans son lit, intriguée et excitée en outre par un rayon oblique et verdâtre comme une longue épée translucide que ses volets mal ajustés laissaient pénétrer.

La dernière recommandation n’était pas la moins impérieuse : attendre le prochain contact en évitant toute rencontre équivoque. La réussite était au prix de cette farouche indépendance. Ultime injonction : détruire tout courrier reçu et ne jamais communiquer son nom de code « Stella », sauf urgence.

Sur la place du Martray, la vieille horloge asthmatique frappait avec une langueur maladive les derniers coups précédant l’heure du rendez-vous et les épiceries et les cafés se disputaient le peu de vie qui restait, se partageant hommes et femmes, équitablement, sans que nul ne se trompe. Elle évita la route de la Roche devant l’hôpital. L’emprunter, c’était passer devant la Kommandantur, près de l’école des Frères et s’exposer inutilement. Au premier coude après la rue Laënnec, elle tourna à gauche. Devant elle, l’allée Saint-Michel qui conduisait à l’église frappée en son temps par la foudre et dont il ne restait plus qu’une vieille tour servant d’amer : le vieux clocher flanqué de son clocheton. Marie y était déjà venue, avec sa grand-mère la première fois, puis avec des amies pour découvrir, au sommet de ce campanile, le spectacle étonnant de Tréguier et de toute la campagne environnante à ses pieds : un large panorama enlacé d’eau, avec des bâtisses hautes et larges, plantées au milieu d’espaces striés de venelles, de placettes ; un enchevêtrement étonnant de toitures, de cheminées, de tourelles, encadrant de paisibles jardins, et puis encore des maisons coiffées de toits pointus avec des escaliers tournant et d’autres à façades à pans de bois. En relevant la tête, on voyait bien les champs qui mordaient les maisons avancées et repoussaient au plus près de la cathédrale tout ce que la petite ville pouvait compter de vie. Et au loin, au-delà du confluent des deux rivières, un espace désert et uniforme : le bleu mouvant de la mer.

La lune maintenant masquée jouait avec les nuages. Le froid s’était installé, piquant et continu. Des plaques de givre mordorées aux franges balisaient en deux lignes parallèles les ornières du chemin boueux. Par endroits, le sol, solide et dur où la pierraille affleurait, résonnait comme une enclume quand sa pédale heurtait une élévation subite du terrain.

Et elle avançait, tête baissée, résistant aux sautes de vent, attendant une accalmie pour reprendre son rythme, le visage blanc sous la lumière céleste. Au pied de la pente, elle s’arrêta. Là où une sentine noire et informe brassait feuilles et tourbe, cherchant du regard la girouette du clocher, au sommet de la flèche ajourée. La boue freinait à présent sa progression, l’obligeant à pousser à la fois des pieds et des mains qu’elle tenait crispées sur le guidon. Elle n’entendait que le bruit de succion des pneus se décollant tour à tour de la fange et celui de son propre souffle saccadé qu’elle tentait de retenir et d’étouffer. Absorbée par l’effort, elle percevait à peine le croassement lugubre des corneilles qui se disputaient les dernières alvéoles de la tour.

Au sommet, sa petite lampe troua l’obscurité épaissie par un vieil orme séculaire, immobile dans sa majesté indifférente. L’étroit faisceau de lumière fouillait le noir comme un papillon perdu, au vol désordonné. Rien à la hauteur du porche, pas une ombre, pas un souffle. Au sol, quelques mégots, des plumes d’oiseaux, les dernières feuilles rouillées des marronniers voisins. Elle tendait l’oreille, s’obligeant à suivre, pour le lire, le jeu des ombres et des formes dans la nuit, guettant le moindre indice. Quelques traces à ses pieds, comme si l’on avait piétiné sur place, mais les empreintes peu profondes manquaient de fraîcheur. Le vent et la pluie les avaient érodées. Rien de probant. Attendre ? Repartir ? Yves ne lui avait rien dit. Les consignes ne faisaient pas état d’une telle situation. Ce fut alors un bruissement imperceptible, comme quelqu’un qui passe d’un pied sur l’autre, pour assurer ses appuis, qui défroisse sa gabardine. Puis une ombre longue et épaisse. Et soudain une voix, faible et assurée à la fois, à l’accent indéfinissable : « Mademoiselle, si vous voulez bien… je me suis un peu égaré… je cherche la direction de la place de la République. » Au même moment, elle eut devant elle un homme de carrure massive, coiffé d’un chapeau à larges bords qui lui masquaient le visage. Il portait un long pardessus de couleur sombre avec une écharpe serrée à gros nœuds lui prenant tout le cou. Dans sa main gauche, un journal enroulé comme une serviette de table. Marie était maintenant à deux pas de lui, percevant distinctement sa respiration. Elle sentait les battements de son propre cœur au bout de ses doigts, et ses jambes se raidissaient pour ne pas fléchir. Mécaniquement elle lui tendit l’enveloppe, alors qu’il lui tournait déjà à moitié le dos et perçut à peine ces quelques mots balbutiés dans la hâte. « Merci Stella. Dans quinze jours, peut-être. »

Elle resta là quelques minutes, songeuse et interdite. Ainsi Yves avait-il dit vrai. L’échange avait à peine duré une minute, sans qu’elle eût à prononcer un mot, sans qu’elle eût même à s’inquiéter véritablement de l’identité de l’individu. Tous les signes extérieurs correspondaient. Tout s’était parfaitement déroulé. Elle était soulagée, mais aussi un peu déçue. Peut-être attendait-elle autre chose de ce premier contact, un visage que l’on découvre, un regard qui rencontre le vôtre, un mot amical ou chaleureux. Marie comprenait bien que l’échange devait être de la plus grande brièveté et se faire à l’insu de tous, sans effusion. Mais le fil était si ténu qui la liait à cette opération clandestine, qu’elle en était presque à douter qu’elle eût réellement eu lieu, et qu’elle était devenue pour sa part un maillon de la Résistance… la Résistance ! Ce mot qu’elle n’avait cessé de repasser sans cesse sur ses lèvres depuis deux ou trois jours.

 

*

 

Ce jour-là elle revenait de chez une vieille tante à Kersehan, en Minihy. Pendant deux heures, dans l’atmosphère douillette de la petite salle à manger, près du poêle à bois bourré jusqu’à la gueule, elle n’avait pas vu le temps passer. D’abord il y avait eu les crêpes bien sûr, leur saveur si particulière de beurre salé, puis le grand bol de café-chicorée mâtiné d’orge grillée avec le carré de chocolat dans sa fine enveloppe de papier aluminium, et enfin l’Ouest-Éclair, dont le mauvais papier lui tâchait à chaque fois les doigts, mais qu’elle lisait avec la plus extrême attention, dans un silence empreint de gravité. Et puis tante Agathe savait toujours dénicher, non sans ingénuité, de vieux albums, des photos jaunies le plus souvent, aux couleurs sépia, pleines de découvertes et d’émotions : sa mère et son père à la Saint-Yves, dans la procession, à la fête foraine sur les quais. Autant de rencontres qu’elle appréhendait, qui la laissaient de longues minutes songeuse, au bord d’un trouble qu’elle contenait mal. Sa grand-mère n’évoquait jamais le passé. Soit qu’elle n’avait jamais su en parler, soit qu’elle l’oubliât chaque jour davantage, ou qu’il lui semblât inutile de revenir sur une longue suite d’évènements douloureux. Son passé était comme dans une cage. Elle seule en possédait la clef dont elle ne se servait jamais.C’était aussi chez tante Agathe que Marie avait entendu à la radio (un vieux poste caché entre deux piles de draps) la voix de Londres, cette voix qui disait la France. Une voix lente et grave qui scandait les mots de « Patrie » et de « Liberté », le mot de « Résistance » aussi, que pour la première fois elle avait entendu et qui avait résonné en elle, allumant une petite flamme qui depuis vivait en son cœur, secrète et fidèle.

Ce dimanche, cédant à la prudence, elle avait préféré le chemin de Kerjolu, car les patrouilles allemandes circulaient souvent sur la route de la Roche. Sur ce petit chemin abrité par de hauts talus par endroits, elle se sentait en sécurité. Yves, qui l’avait surprise sur le trottoir, mercredi jour de marché, lui avait bien recommandé la plus extrême attention en lui glissant une nouvelle missive et en lui rappelant l’horaire avancé à cinq heures de l’après-midi.

On était en mars. Un froid persistant engourdissait la campagne entière. Dans les champs nus et dépeuplés, un vent aigre rabotait la terre. Une mouette au pas incertain arpentait les sillons comme un pêcheur la grève. Au ras du sol, là où le vent n’avait guère de prise, un souffle glacé lui gelait les chevilles, mais l’air frais la vivifiait, la gonflait de forces nouvelles, et quand une bourrasque la freinait, elle s’arc-boutait sur son vélo, pliant mais résistant comme les pins du bord de mer. Ce fut peu après le haut du long chemin pentu, alors qu’elle avait commencé à infléchir sa course pour se rabattre sur la route de la Roche, qu’elle glissa sur une traînée boueuse provoquée par le passage d’une charrette. Le vélo tomba sur elle. En même temps que, dans un réflexe naturel, elle chercha à amortir sa chute en se protégeant de sa main gauche, la plus proche du sol. Rien n’y fit. Elle se retrouva rapidement à terre, les jambes dans les pédales, sans pouvoir se relever. Confondue autant que gênée, elle resta au sol quelques instants sans bouger, avant de commencer à ressentir quelques brûlures aux bras et aux genoux. Son visage trahissait son désarroi et ses mains perdues cherchaient de vains appuis.

« Mademoiselle a pesoin de secours ? »

C’est à peine si Marie entendit la voix, toute à l’émotion de sa chute. La vue de l’uniforme, puis l’odeur d’essence qui provenait d’un side-car arrêté à ses pieds, la ramenèrent brutalement à la réalité. Une main vigoureuse et un bras solide la remirent rapidement sur pieds, une autre poigne aussi ferme redressant son vélo. Ce qu’elle craignait par-dessus tout se réalisait. Elle était face à deux soldats allemands de forte stature qui la dévisageaient complaisamment, le sourire narquois et l’œil rieur.

« Oh ! Mais fous êtes blessée ! Il faut fous soigner… Fenez !
- Non ! Non ! Ce n’est rien, se surprit à dire Marie en grimaçant.
- Si ! Si !… regardez : fous afez du sang aux chenoux… allez, il faut nous suifre. »

Elle ne pouvait récuser la réalité : ses genoux présentaient des égratignures sanguinolentes et ses mains la brûlaient comme si elles avaient été brutalement plongées dans de l’eau chaude.

« Allez… fenez… la Kommandantur n’est pas loin… on fa porter fotre félo. »

D’emblée, elle suffoqua presque. Une odeur forte et âcre lui piquait le nez. Une odeur de tabac que l’humidité de la pièce achevait de rendre écœurante. Le bureau, petit et sommairement aménagé, tamisait par son unique fenêtre une lumière grise que des rideaux froissés et jaunis filtraient avec parcimonie. Autour d’elle, un jeune soldat s’empressait. Une petite fiole à la main, il tamponnait les genoux de Marie, s’appliquant avec une attention qu’elle aurait trouvée touchante en d’autres circonstances. Le drap de son uniforme exhalait une forte odeur de transpiration. Ses godillots boursouflés semblaient trop grands pour lui. On aurait dit des palmes mal ajustées tant il se déplaçait gauchement. Quand il approchait ses mains de maçon des genoux de Marie, son épaule frôlait l’enveloppe qu’elle avait dissimulée dans une poche de son chemisier.

La commotion l’avait ébranlée. L’émotion aussi. Mais l’attention bienveillante qu’on avait dispensée à son égard l’avait pour un temps réconfortée. Elle n’était pas vraiment rassurée, elle était quand même à la Kommandantur, mais elle avait retrouvé ses esprits. C’est alors qu’elle entendit, provenant d’une pièce voisine, des éclats de voix, une sourde cascade de cris et de vociférations, un bruit de chaises que l’on balance sauvagement et des mots dont elle percevait la brutalité sans pouvoir en définir le sens. Dans sa poitrine son cœur se mit à battre plus fort. Ses mains se serrèrent comme par instinct, étreignant le vide soudainement traversé par une bourrasque de violence. Puis le silence retomba, lourd et oppressant. Il y eut ensuite des pas pesants et réguliers, de plus en plus rapprochés et enfin la porte s’ouvrit découpant dans le chambranle la haute stature d’un gradé de l’armée allemande. Marie avait encore la tête tournée quand elle entendit la voix dans son dos :

« Alors Mademoiselle, les routes françaises ne sont plus sûres ! Vous avez fait une chute ? »
L’accent était presque parfait, le ton assuré, l’ironie aussi.
« Mais je vous en prie… restez assise, reprit-il.
- C’est-à-dire que…
- Voyons ! Je vous y invite… n’ayez pas peur », ajouta le responsable du quartier militaire redoublant de politesse alors qu’il s’installait avec assurance à son bureau.

Marie hésitait. Rester assise quelques minutes de plus ne pouvait que la soulager, mais elle craignait ce face à face que lui proposait avec trop de civilité l’officier, dont elle remarqua la nuque rasée, et les pommettes proéminentes qui s’incurvaient à l’amorce de ses joues creuses.

« Ach ! Mais on ne se connaît pas… permettez-moi de me présenter : Lieutenant von Schlob. »

Son ton assuré renvoyait de lui l’image d’un homme à l’autorité et à l’aisance éprouvées. Sa veste serrée autour de la taille raidissait son port naturellement droit mais qu’il accentuait en se penchant en arrière devant son bureau. Marie retardait le moment de fixer son visage. Elle craignait son regard, et le rapport d’autorité qui s’installerait immédiatement à travers lui. Mais bien sûr, il conviendrait tôt ou tard de s’y soumettre, afin de ne pas se mettre en danger par simple bravade.

« Et vous, comment vous appelez-vous, Mademoiselle ? »

Il avait laissé traîner sa voix, par simple coquetterie ou jeu peut-être, essayant de détendre son interlocutrice qu’il sentait crispée. Marie, surprise, sursauta. La hâte la travaillait de sortir. La prudence l’invitait à surseoir à l’envie. Elle avait senti que c’était surtout sa personne qui intéressait l’officier, beaucoup plus que son état du moment et les conséquences de sa chute. Donner son nom, n’était-ce pas se compromettre ? En donner un faux, qu’elle pourrait difficilement justifier, éveillerait tout de suite des soupçons. Prise au piège elle cherchait une issue, un moyen de diversion. Feindre une aggravation de ses douleurs, par exemple ? Mais c’était prolonger cet entretien que précisément elle cherchait avant tout à fuir ! Sur sa poitrine, le précieux message épousait le rythme désordonné de son cœur.

« Alors, comment dois-je vous appeler, jolie mademoiselle ? »

L’impertinence perçait sous la courtoisie du propos. Et c’est à cet instant que retentit la sonnerie du téléphone. Une sonnerie stridente qui vibra dans la pièce comme une onde électrisant tout l’espace. Le lieutenant von Schlob décrocha sans plus attendre.

« Guten Tag… Ach, ja, ja, Major Hauptmann… Ach so… »

Sa main ferme et déliée serrait le combiné. Bien vite il le lâcha, pour se saisir d’une carte qu’il avait rapprochée au plus près de lui. Marie entendait à l’autre bout de l’écouteur, à travers le grésillement du combiné, une voix rauque et ferme qui guidait à distance le lieutenant dans l’exploration du plan qu’il avait sous les yeux.

« Jawohl… natürlich, Herr Major… ja, ja… das ist richtig. »

Il s’était muni d’un crayon qu’il déplaçait avec un soin particulier, entourant certains points avec une attention redoublée, en soulignant d’autres comme un professeur corrigeant des devoirs. Il ne fallait plus attendre. Temporiser, c’était aller au devant des désirs de l’officier, s’exposer à des questions embarrassantes qu’elle ne saurait déjouer par inexpérience et fébrilité. C’était aussi entretenir chez lui quelque espoir, ce qu’elle ne voulait à aucun prix. Il importait de partir sans tarder. De profiter de cet entretien téléphonique qui se prolongeait. Elle ne sentit ni ses jambes ni ses mains en ouvrant la porte, accompagnant seulement son départ d’un signe de tête, autant par convention que par calcul, pour saluer l’officier dont elle croisa alors le regard, net et poli comme un miroir où brillait le désir aiguisé d’un homme contrarié par la tournure des évènements.

C’est en sortant qu’elle le croisa dans le couloir. Deux soldats le supportaient, l’accompagnant jusqu’à un véhicule stationné devant la Kommandantur. Il avait les mains liées et le visage tuméfié. Elle reconnut tout de suite son cousin.

 

*

 

Plus d’un mois s’était écoulé depuis sa chute et Marie avait repris le chemin du collège. De contact, aucun. De rumeur ou de nouvelle, aucune. Et elle se gardait bien d’interroger quiconque. Quand elle passait devant la Perception, elle se raidissait, la tête haute, accélérait le pas le cœur au bord de l’émoi.

Chaque nuit elle se réveillait le front chaud, les cheveux humides. Parfois c’est à peine si elle percevait sa propre respiration comme si une angoisse nocturne incontrôlable avait arrêté son mouvement. D’autres fois elle se surprenait à respirer vite, très vite. Une sourde angoisse l’oppressait alors, s’amplifiant et montant comme une vague prête à la submerger. Au matin, vidée de peur et d’appréhension, elle tirait mécaniquement les rideaux de sa chambre qui donnait sur la campagne. Le plus souvent peu de ciel, beaucoup de terre, peu d’hommes ou de femmes. Un sentiment d’absence et de vide avec cet espace nu traversé en automne par les vols lourds du gibier d’eau ou ceux rectilignes des grands oiseaux de passage, le cou tendu, les ailes en équerre dans les sillons du ciel.

Sa grand-mère avait déjà disposé les deux grands bols aux effigies de saint Yves et coupé deux tranches de mauvais pain de son et de maïs. Le dimanche parfois, après le passage dans la semaine d’une cousine de la campagne, une miche de pain blanc remplaçait l’ordinaire. Mais la grand-mère la surveillait comme une chatte ses petits, la consommant avec un souci extrême de mesure. L’économie de besoin ou de subsistance avait depuis longtemps transformé cette âme, autrefois ouverte et généreuse.

Marie la côtoyait sans toujours bien la voir, même si elle devinait toutes les contentions intérieures qui l’agitaient. Que trahissaient ses gestes : cette main parfois tremblante et serrant le torchon, le regard inquiet fixant la rue déserte comme si elle attendait quelque chose ou quelqu’un ; cette manie de déplacer les couverts pour les replacer à l’initial, de soulever sans raison le couvercle d’une casserole sur le feu, ou encore de reprendre, pour les fixer une nouvelle fois, les épingles de sa coiffe. Toute son existence cachée semblait trembler dans sa personne, même s’il se dégageait d’elle, au premier abord, une impression de maîtrise de soi, à moins que ce ne fût une marque de sérénité feinte ou toute passive. Elle parlait peu ou si peu. La philosophie du silence sans doute. Mais un silence de souffrance rentrée.

Elle n’avait guère poursuivi Marie de questions embarrassantes après sa chute. Son cou plissé s’était à peine redressé, dégageant un visage usé à l’haleine fatiguée. Elle n’avait pas insisté, mais ses yeux cachaient mal ce qu’elle avait depuis quelque temps observé : ce comportement secret de Marie, ce repli sur soi de plus en plus marqué. La guerre, sans doute. L’Occupation. La disparition de son père, certainement. Et ces soldats allemands patrouillant sans cesse, la privant d’une jeunesse que ses lectures d’adolescente avaient jusqu’alors enluminée dans son imaginaire. Et Marie se retrouvait seule, dans cette situation où l’on s’éprouve soi-même, où le génie n’est d’aucun secours, ni même le rêve, cette seconde vie. Seuls comptaient alors pour Marie le don de soi et cette capacité à se dévouer, sans commune raison, si ce n’est celle du devoir.

Le temps avait changé, avançant ouvertement vers le printemps. Et elle avait repris son vélo,fouettée par ce besoin d’action et de liberté que tout son être réclamait, comme une délivrance, un désir encore mal défini et auquel elle n’avait pas toujours su répondre mais qui maintenant empourprait ses lèvres, attisait son regard. Descendant vers la rivière, elle avait fait le vide en elle et le rythme de sa course épousait son rythme intérieur. Gagnée par une fébrilité inconnue, elle eut l’envie soudaine d’accélérer, de ne plus s’arrêter. Comme si inconsciemment elle cherchait à se dégager des entraves qui la bridaient. Le vent encore frais lui fouettait le visage et dans un geste spontané de libération, ses mains avaient lâché les poignées de freins. Sans qu’elle s’en rendît compte, elle avait pris de la vitesse et ses roues tournaient à présent si vite qu’on ne distinguait plus leurs rayons.

Elle vit à peine la sentinelle allemande, debout devant sa guérite à l’entrée du château du Bilo, les gros chevaux à la crinière tressée et qu’elle croisa, crevant d’efforts dans la rude montée du Guindy, les charretiers les mains enfarinées, calés entre les gros sacs de la précieuse poudre blanche, la tête appuyée sur des taies bourrées jusqu’au col. Le paysage défilait à vive allure. Moment unique où elle éprouva une impression intense d’excitation, de folle envie de se laisser emporter comme un oiseau dans son plein vol. Mais au plus fort de la pente elle serra ses freins, suivant au plus près la ligne continue matérialisée par la berme, pour déboucher sur le petit pont enjambant la rivière.

Dans la petite salle du café du Guindy, deux soldats allemands de forte corpulence devisaient, surveillant d’un œil suspicieux les habitués serrés autour du comptoir. Marie échauffée par sa course avait accepté un verre de limonade d’un camarade du collège, fils du garde-pêche du village et qui secondait la patronne en ce jour. Les ouvriers de la minoterie voisine avaient fini leur journée et s’ étaient attablés, lampant des bolées de cidre rouge et épais comme du jus de carotte. Ils se raclaient la gorge, s’essuyaient les lèvres d’un revers de la main et reprenaient leur pose, sans un mot, sans un geste. Un chat maigre et noir traversa la pièce, marchant précautionneusement sur la sciure de bois que la patronne avait étalée à même la terre battue. Il fit une pause sur le seuil de granit, ébloui par le soleil, puis il s’allongea le long du mur, près du petit pont, au pied d’un panneau métallique vantant les vertus de la potasse d’Alsace.

L’un des soldats, gagné par l’inaction sans doute, s’en vint taquiner un perroquet au plumage de feu et qui semblait somnoler dans sa cage, près du comptoir.

« Mort aux boches !… mort aux boches ! » s’esclaffa-t-il avec un vigoureux accent, attendant avec curiosité et intérêt la réponse de l’oiseau. Mais les petits yeux du bel ara s’entrouvrirent à peine, comme s’il recevait avec dédain cette provocation ou invitation inattendue. « Ah ! Ah ! On n’est pas méchant… ce n’est pas comme la dernière fois ! » poursuivit le soldat qui s’attendait au traditionnel chapelet d’injures que le perroquet ne manquait jamais d’égrener à la vue d’un uniforme vert-de-gris.

« Mort aux boches !… Mort aux boches ! » reprit le soldat gagné par l’impatience et excitant l’animal toujours muet, alors que tous attendaient de lui une réaction patriotique. Aussi, grande fut la surprise quand une petite voix, aiguë comme celle d’un enfant de chœur, répondit comme pour conclure : « Ainsi soit-il ! » Répartie bien inattendue dont se contenta l’auditoire, contraint néanmoins de rire entre les dents, mais largement satisfait par ailleurs de la nouvelle tournée discrètement offerte par la patronne.

Marie, que l’épisode avait déridée, se détendit, gagnée par le calme et la sécurité du lieu. Les soldats étaient partis et elle écoutait le fils du garde-pêche, tout excité, lui raconter le mariage de son cousin à Plougrescant, les victuailles qui avaient été volées avant la cérémonie, les pommes de terre nouvelles rapidement préparées, les homards au cidre, seuls rescapés du larcin et l’accordéon, malgré tout, qui avait embrumé jusqu’au couvre-feu, et même au-delà, les convives rassemblés dans l’allée de boules couverte. Mais bientôt elle n’écouta plus, prise par ses propres pensées, emportée par le flot d’images de ses souvenirs : sa mère avant que la maladie ne l’emportât, les étés à la plage, le dimanche, à Trestel ou au Royau, le pique-nique dans la musette, son père la casquette sur les yeux, et puis le sable tiède sous les pieds, l’eau fraîche ruisselant sur le corps comme une cascade bleue, et encore la serviette que l’on s’arrache en tremblant, les tartines que l’on dévore… Elle se souvenait des étés passés, du petit chemin nu comme un ver, là à deux pas et qui conduisait après de longs détours près de l’aqueduc, à ce point de passage de la rivière où l’eau baisse, où la rive se resserre et découvre une laisse limoneuse blanchâtre et qui flottait de loin comme une fumée vaporeuse. Dans l’eau de la rivière, tel un miroir, l’image symétrique de l’aqueduc, aux extrémités les ombres massives des culées, et au milieu le grand bassin d’eau claire aux fonds sablonneux où elle s’éclaboussait en criant, où elle s’ébrouait, pareil à un jeune chien affolé.

Des pas cadencés sur le pont la sortirent de sa douce rêverie : ceux de la patrouille bottée et casquée, tirée par deux molosses aux crocs acérés et qui regagnait son quartier.

Il lui fallait rentrer d’autant plus que la lumière déclinait. Et elle retrouva la ville telle qu’en elle-même. Avec ses hauts murs et ces airs de conspirateurs qu’ils prenaient quand la lumière dissoute cherchait encore à échapper à l’emprise de la nuit proche. Puis la place du Martray dans l’ombre de la cathédrale où elle croisa des réfugiés, l’auto chargée à craquer, percée par endroits de balles de fusils ou mitrailleuses, un matelas déchiré protégeant le toit. Et au cœur de tout, la cathédrale, muette et impavide, dominant les maisons à colombages serrées les unes contre les autres, et abritant sous son porche deux formes indéfinissables qui bien vite disparurent. Les cafés distillaient déjà une lumière jaune que renvoyait faiblement le pavé déserté et la place s’enfonçait dans le silence. La petite ville se préparait à une nouvelle nuit de soumission, de lumière interdite, d’obscurité rampante à chaque coin de rue.

À la hauteur de la rue Saint Yves, alors qu’elle s’engageait vers la Chantrerie, une ombre se détacha du mur. Une tape sur l’épaule, un prénom que l’on chuchote, une enveloppe qui passe d’une main dans l’autre. Ce fut tout. Déjà l’inconnu avait été avalé par la nuit tombante.

À la maison, avant la bouillie d’avoine, une soupe d’eau et de sel l’attendait, agrémentée de quelques morceaux de pommes de terre et de rondelles de carottes. Cette nuit-là elle fut brutalement réveillée par une pétarade aussi soudaine qu’inattendue. Il semblait que cela vînt du champ voisin, mais encore hébétée Marie avait du mal à localiser exactement l’origine de cette fusillade. Elle percevait le sifflement des balles, l’écho vibrant des ordres hurlés en allemand, et encore des tirs et des cris, et des hennissements indéfinissables. Enfin des piétinements plus que des courses, et toujours des cris, ceux des sentinelles aux abois, certainement. Puis les coups de feu cessèrent. Et l’agitation nocturne aussi.

Au matin, dans l’aube précoce de mai, une lumière blanche et légère comme une mousseline d’apparat recouvrait toute la colline — une clarté chargée de douceur et d’innocence. Dans le champ voisin, ensanglanté, transpercé de part en part, gisait sur le flanc un cheval à la crinière rousse. Sa longe prise dans les barbelés l’avait étranglé. Les balles tirées par les soldats affolés et trompés par la nuit l’avaient achevé. Ici et là quelques groupes venaient s’enquérir du drame nocturne et retournaient instruits de la méprise des sentinelles allemandes. On parlait de panique et d’affolement. À voix basse on évoquait la nervosité grandissante des Allemands et, en fermant presque la bouche, l’imminence d’un évènement considérable.

Pour Marie, la journée était d’importance. D’abord elle devait renouer le contact, à la tour Saint Michel, en fin d’après midi, mais surtout dans l’enveloppe accompagnant les instructions et qu’elle avait reçue le jour même, elle avait découvert à son intention, une lettre simplement libellée. Des mots qui la remuèrent, qu’elle relut une dizaine de fois, le visage blanc de bonheur et d’émotion :

« Ma chère Marie,

Je suis libre. Je me suis évadé. Je t’ai reconnue à la Kommandantur mais je ne pouvais pas te le dire. Je suis bien caché dans une ferme pas très loin de Tréguier. De grands évènements se préparent ! Je ne peux pas t’en dire plus. Sois prudente et prends bien soin de toi.

Affectueusement, ton cousin Yves
»

Rassérénée, soulagée de ce poids qui la repliait sur elle-même depuis sa disparition, elle s’engagea par le travers, pour rejoindre le chemin de la Barrière, puis l’allée Saint Michel. Elle avait abandonné son vélo et fait le choix de la marche. L’air était doux, rempli d’odeurs des champs, de genêt, et de grands lilas mauves exhalaient une senteur qui lui échauffa les sens tout le long du chemin. La terre avait beaucoup bu des mois durant, mais les eaux boueuses et sales de l’hiver avaient déserté les fossés, envahis à présent de boutons d’or, de chicorées sauvages ou de pervenches au bleu si tendre dans les sous-bois. Peu de bruit, sinon le chant des oiseaux et dans le lointain le bourdonnement des faneuses. Entre ciel et terre, quelques raies tièdes et brillantes, comme des liens lumineux unissant les êtres et les choses, l’espace et la grande vie terrestre, avec, en suspens, l’âme du monde impalpable et mystérieuse.

En retrait de la tour se dressait un vieil arbre, renfermé dans sa solitude, ses racines étreignant le sol avec force, comme des bras noueux et puissants. Elle y attendait, au pied, un messager anonyme et taciturne, habité comme d’habitude par la hâte. Elle découvrit un jeune homme au visage mangé par une barbe de trois ou quatre jours, dont les traits tirés trahissaient la fatigue ou l’inquiétude, mais qui gagna tout de suite sa confiance. Sur son bras gauche pendait une veste délavée et froissée. Sans plus attendre et comme convaincu par avance de la réponse, il s’informa de la distance qui le séparait de la place de la République. Elle sentit alors son souffle chaud dans le cou et une odeur mêlée de sueur et de savon : « J’ai rendez-vous avec Stella » murmura-t-il. Il couvrit d’un regard circulaire l’espace autour de lui et elle eut le temps de découvrir dans ses yeux une lumière étrange, celle de l’espoir dont elle pressentait la force souveraine. Il s’était déjà remis en route quand il fit demi-tour pour lui révéler avec émotion et solennité : « Vous savez, Mademoiselle, c’est pour bientôt. Bientôt, oui… il va se passer de grandes choses ».

Sur le chemin des Buttes, Marie se remit à penser. Autant de signes, de messages ne pouvaient que la conforter. Ainsi seraient-ils bientôt libres… libres… même si elle devinait encore mal comment cela allait pouvoir advenir, comment on allait pouvoir soulever cette chape qui les écrasait tous. Sa tentation fut grande de courir jusqu’à Langazou, d’écouter le vieux poste de tante Agathe. Même à travers les grésillements, les brouillages insupportables, on allait peut-être, en collant son oreille, entendre ces mots auxquels on rêvait depuis si longtemps.

Elle s’était mise à rêver, prolongeant son chemin par le parc de la Baronnais où des femmes et des enfants allongés dans l’herbe cherchaient à profiter du soleil, de cette douceur printanière qui faisait oublier momentanément toutes ces semaines, ces mois et ces années où chacun s’était tu, terré, la tête basse et les pensées enchaînées. Aujourd’hui, le goût aigre de la vie quotidienne, ce lourd ennui casanier, cette vie de cloportes qui enfermait chacun, tout cela lui semblait appartenir à un mauvais rêve : dans son espérance sublimée toute chose obscure et veule s’était dissoute.

Elle ne dépassa pas le haut de la rue Chateaubriand. Des bruits de bottes, des portes qui claquent avec fracas, des cris et des ordres hurlés la clouèrent sur place. Une automitrailleuse à l’arrêt, le long d’un mur, la dissuada d’avancer d’un pas. Des soldats par dizaines avaient investi le quartier, frappant aux portes à coups de crosse, enfonçant celles qui résistaient, empoignant les uns et les autres, secouant les récalcitrants, les frappant à coups de pied quand ils refusaient d’avancer ou de parler.

Une femme s’était échappée, collant à un vieux mur, ralentissant sa fuite à chaque admonestation violente qui lui parvenait, se traînant presque à genoux comme pour rapetisser son ombre, jusqu’à se confondre avec une borne délimitant l’entrée d’une propriété. Terrorisée, égarée par la douleur et la peur, elle ne put que bégayer quelques mots devant Marie, avant de s’enfuir en pleurant, les yeux décapés par la souffrance : « Les boches… Les boches… ils cassent tout… ils cherchent des… des parachutistes anglais…» Marie en savait assez. À nouveau la peur, cette vieille compagne, lui revint en plein visage, la défigurant presque, tordant ses mains et ses entrailles, l’étranglant à la manière d’un nœud coulant.

Lèvres closes, regard fixe, elle redescendit en hâte, lâchant quelques mots quand elle croisait âme qui vive : « Les Allemands, ils sont aux Buttes… ils cherchent des parachutistes…»

Et chacun de comprendre, de se hâter, de courir à l’opposé en se retournant pour jauger l’écart les séparant des Allemands.

Le soleil avait disparu quand Marie se risqua à revenir chez elle. Un calme étrange régnait dans le quartier. Un silence lourd et immobile comme si la mort était entrée dans les maisons. Aux fenêtres, les rideaux étaient tirés et l’on sentait dans l’air une odeur de sueur acide, d’haleine fétide, mêlée à des émanations de caoutchouc, de papiers brûlés. Du sang séché collait aux petites barrières qui clôturaient les jardinets.

Ses pieds devinrent d’une lourdeur insupportable. Le sol collait aux semelles de ses épaisses galoches. Elle eut alors soudainement froid, très froid et ressentit un poids terrible, là au creux de l’estomac et bientôt plus bas, comme si son ventre allait se rompre. Et une sensation de malaise insupportable la secoua : un sentiment de dégoût, une envie de vomir. Au même moment, l’étreignant, la serrant à la gorge, ce besoin de crier, de hurler son incompréhension, sa révolte.

Une silhouette incertaine comme une ombre chinoise s’effaça derrière le voilage froissé d’une fenêtre. La délation se dissimulait. La délation aux yeux jaunes, à la bouche empuantie. La peur suintait de tous les murs.

Le ciel du matin l’avait fait espérer et puis il y avait eu le souffle venu de la mer, vivant et tiède, et les arbres aussi avec leurs cimes si hautes et si belles qui lui avaient soufflé que rien ne pouvait détruire la belle ordonnance de la Nature. Bien folle espérance qui , après l’avoir bercée, lui ôtait l’envie d’y croire. Singulier combat où la peur succède à l’espoir, où rôde la mort quand la vie cherche à vivre. Les mains tremblantes, elle poussa la porte et pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se mit à pleurer devant la sauvagerie des hommes et la misère du monde.

 

*


On était en août. Marie avait repris ses missions, s’accommodant des différents maquisards que la Résistance lui réservait, attendant de chacun un signe, un encouragement, se gardant de toute improvisation hasardeuse, même si l’impatience et l’excitation grandissaient. La nouvelle s’était en effet propagée dans le pays, relayée par le journal et la radio, que les Alliés avaient débarqué en Normandie. Nul ne savait quand les troupes de la Libération allaient surgir, mais chacun était convaincu de leur proche arrivée. La rumeur courait, s’amplifiait, alimentée par une multitude de petites sources : un résistant avait une antenne dans sa cheminée ; un autre, un émetteur clandestin ; l’aviation avait bombardé la Normandie, Lorient, Brest… Les parachutistes anglais et américains allaient bientôt sauter par milliers. Une étrange alchimie travaillait les hommes et les femmes. L’attente avait trop duré et les esprits enfiévrés, fatigués par les insomnies, les privations et les excès de l’imagination, ne supportaient plus l’insupportable.

Marie revenait ce jour-là de la ferme de Kernabat Bihan où l’on s’affairait au battage. Le pays sentait bon la paille et cette odeur particulière de la moisson. Les machines à battre emplissaient l’air d’une sourde vibration chantante. Dans le soleil et la poussière, les champs bruissaient d’une fébrile agitation humaine. Elle s’était accordée un détour par Sainte-Catherine, au bord du Jaudy, quand deux violentes déflagrations simultanées déchirèrent l’air, roulant leurs pesants échos jusque dans la profondeur des terres. De lourds panaches de fumée fuligineuse montèrent alors dans le ciel, couvrant le port d’un épais nuage noir, plongeant les quais dans l’obscurité. Incrédule, elle s’arrêta. C’est le tocsin qui la remit en marche, le tocsin qui ébranlait à son tour le sol et les airs de son balancement régulier et soutenu, rythmant l’oraison funèbre du feu et de la mort. Et puis lui succédant, allègre et enthousiaste, le chant de liesse et de liberté des cloches qui carillonnaient jusqu’à l’épuisement dans la grande tour, excitées par les sonneurs montant et descendant à en perdre le souffle.

Tout se bouscule alors, s’accélère. Marie est là, dans un flot qui se déverse au port, dans la foule qui se presse dans les rues, aux fenêtres, qui crie, qui chante, qui agite des drapeaux et se grise de mots, de rires, de pleurs. C’est seulement à la nuit tombée qu’elle apprend que deux grues ont sauté au port, que des bateaux ont brûlé, que les Allemands sont partis. Tout est allé si vite qu’elle n’a reconnu personne, croisé des visages qu’elle croyait voir pour la première fois et d’autres qui la fixaient étrangement, comme s’ils la reconnaissaient mais qu’une réticence secrète retenait de montrer.

Mais elle avait du mal à partager la joie commune. Elle cherchait sa grand-mère, son cousin. Un curieux vide s’était installé en elle que le débordement de bonheur alentour ne pouvait combler, comme si on l’avait frustrée de tout ce qu’elle souhaitait secrètement, de la grande espérance que chaque jour elle entretenait. Malaise étrange en vérité et qui annonçait de façon prémonitoire les grandes désillusions et le drame des jours à venir : le retour des Allemands, l’occupation de la ville à nouveau, les drapeaux que l’on ramasse et que l’on replie, la consternation et la peur sur tous les visages, et les vols en piqué des avions américains qui bombardent le Gollot, semant la terreur et le deuil.

Dans une ville un peu folle qui se vidait et se remplissait au rythme des libérations et des occupations successives, des menaces et du chantage, Marie tremblait à chaque mission nouvelle, jusqu’à ce que, poussée par un sentiment de révolte, elle ne cherchât plus à se rendre invisible, à échapper aux fenêtres sournoises, aux regards obliques. Visage pâle, lèvres serrées, presque sans vie, le regard durci par le refus, elle allait, tendue, la volonté battue au feu de la plus ferme des résolutions, ne ménageant plus ni prudence ni patience. Plusieurs fois elle était passée, sans chercher à l’éviter, devant la Kommandantur, venant de la route de la Roche, de la rue Garden an escop ou du chemin de la Barrière.

Dans son âme solitaire montait un sentiment encore inconnu, une part secrète qu’elle ne connaissait pas, et qu’elle nourrissait par cette farouche détermination qui la portait comme une vague poussée par un vent impérieux. Elle se découvrait autre, comme elle découvrait un nouvel être en elle. L’intrusion du réel avait provoqué cette soudaine métamorphose. Et elle savait maintenant qu’elle ne sortirait de son enfermement, de sa solitude, qu’en allant jusqu’au bout de son engagement. Là était son destin, son devoir : dans le don de soi.

Il faisait chaud. L’air était lourd, oppressant. L’été s’était installé dans ses jambes, son corps. Elle sentait la chaleur sur ses épaules, sa nuque. Mais elle avait repris sa route et s’était approchée d’un groupes de résistants massés sur les hauteurs de Saint-Michel, si près qu’il lui avait fallu décliner son nom de code. La sentinelle, la main sur le fusil et la tête penchée en avant comme pour mieux la dévisager, se détourna et le bras levé reprit son nom à haute voix. Un murmure courut dans le groupe qui s’était rapproché. Ils la fixèrent intensément, un sourire d’étonnement et de reconnaissance relâchant un instant leur visage tendu.

Marie aurait bien voulu se joindre à ces jeunes hommes, aux uniformes sombres et dépareillés, et qu’animait une virile énergie malgré la fatigue qui cernait de bleu leurs yeux fiévreux. Ils serraient leurs armes contre eux, le regard dirigé dans une même direction, attendant un appel, un signe, comme fascinés par une force mystérieuse. Ils n’échangeaient aucun mot, se contentant de gestes, mus par une discipline secrète, soumis à un commandement impérieux qui tendait leurs corps comme des catapultes. Marie éprouva sur l’instant un profond sentiment d’admiration pour ces combattants de la Liberté. Elle aurait voulu en être et ressentait physiquement leur fébrile impatience. Et bien qu’à l’écart de l’action même, elle en saisissait toute la profondeur, sa dimension unique et tragique à la fois.

Elle était surtout frappée par le calme étrange qui émanait de chaque chose, et par la détermination muette qui habitait chaque combattant. Et elle en était encore possédée quand, descendant des hauteurs de Saint-Michel, une soudaine fusillade la surprit, rapidement reprise par des crépitements continus, amplifiée par des détonations de plus en plus lourdes qui ne tardèrent pas à ébranler tout l’espace. Bientôt, fusils, mitrailleuses et canons composèrent une symphonie guerrière qui eut vite fait d’assourdir tout l’espace, et de se propager dans toute la ville comme un immense incendie attisé par une multitude de foyers allumés et entretenus par les mains invisibles d’un chef d’orchestre inconnu. De tous côtés, des jardins privés, des courettes et des places, des fenêtres et des rues, partaient des coups de feu, zébrant l’espace, s’entrecroisant, sifflant comme des locomotives en détresse.

Personne n’osait se risquer à circuler. Les rues étaient désertes. L’air pesant et une sensibilité exacerbée mirent alors rapidement à vif les nerfs de tous ceux qui, après avoir goûté à la liberté, ne pouvaient se résigner à subir encore le poids intolérable d’une nouvelle soumission. Marie, un instant interdite, trouva refuge dans une meule de foin de la ferme du Léandy. L’odeur pénétrante du fourrage encore frais lui picotait les narines, fétus et brindilles lui grattaient le cou et les côtes. Mais elle se sentait en sécurité dans cet endroit insolite. Cependant les démangeaisons, la chaleur, l’odeur de poudre dans l’air et l’ignorance dans laquelle elle était du déroulement des évènements ne tardèrent pas à aiguillonner son impatience. Alors n’y tenant plus, elle revint vers la tour Saint-Michel, se cachant dans les hautes herbes et les brandes, se courbant derrière les haies sauvages, s’enfonçant dans la sente protégée par les talus. Les déflagrations emplissaient l’air, provoquant un vacarme assourdissant, bientôt couvert par le vrombissement d’avions aux carlingues étoilées dont le chapelet de bombes explosa dans un formidable fracas.

Marie était à la hauteur du bois d’Amour quand elle vit le premier char américain, gueule ouverte, dardant le fût de son canon, tel un cyclope des temps modernes grondant dans un tumulte de fer et de feu. Derrière lui, d’autres blindés, comme une longue chenille rampante sur la route empierrée, et des hommes à pied, tendus et harassés, le visage amaigri, noirci par la poudre, rougi par la sueur et le soleil, et puis des Jeeps conduites par des soldats mêlés, blancs et noirs, et derrière encore, des résistants en rangs serrés, les yeux traversés d’éclats lumineux.

Enfin, fermant le défilé, apparurent des voitures aux phares allumés, couvertes de poussière et de croix de Lorraine. Elles étaient emplies jusqu’au toit de maquisards brandissant leurs armes comme des étendards, invitant les uns et les autres à se rallier à cette troupe dont chacun comprenait maintenant qu’elle était l’armée de la Libération, et qu’elle irait jusqu’à la mer, s’il le fallait, pour repousser définitivement l’occupant.

Et c’est dans ce cortège bariolé de couleurs et de fleurs, de sentiments et d’émotions, qu’elle aperçut tout à coup, à portée de main, là, presque debout dans une voiture, un bouquet de genêt à la main, un homme à la casquette rayée, une écharpe rouge autour du cou. Alors, dans la grâce du jour, dans la grâce de la liberté retrouvée, son cœur se mit à battre à l’unisson d’une petite musique qui emplissait toute son âme. Une musique légère et aérienne comme une sonate de Mozart, transcendante comme une cantate de Bach. Et son être entier ne tarda pas à y flotter.

Le temps s’était arrêté. On était le 14 août 1944. Tréguier était libérée, et le drapeau tricolore claquait au sommet de la cathédrale.

 

* * *

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dernière modification : 27/02/2014 13h37
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