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L'humour et la noirceur y sont à l'honneur.
86 pages, 14,5 × 21 cm
Ce prestigieux recueil est disponible uniquement sur Internet ou auprès des auteurs.
« Le défi Max 2 » de Daniel Le Faou
Extrait « La clinique du Docteur S. »* de Cyrille Cléran
À force de patauger dans la mouise, c’était devenu mon élément. J’avais peur qu’en améliorant les choses, la situation ne se dégrade. Ma logique ne tenait plus la route ; j’en avais parfaitement conscience. Mon état, pour être grave, n’en était pas pour autant celui d’un ahuri fini. Les années soixante-dix étaient passées par là. Rien ne serait jamais plus pareil. Je soupçonnais mes proches de vouloir me placer dans un asile, non pas que je sois contre les hôpitaux psychiatriques, non, ce n’était pas ça le problème. L’avenir me donna raison. Ce n’était pas là que le bât blessant me rongeait les sangs. Ce qui me contrariait, c’était qu’on m’y plaçât sans avoir cherché à savoir mon avis sur la question. Mon avis n’est pas souvent celui de la majorité. Mes avis sont souvent tordus, mes raisonnements malhabiles. Ils engendrent des regards perplexes. Des asiles, il y en a, on le sait, qui sont très bien et mes amis, qui voulaient m’y enfermer, et qui y sont parvenus, ne songeaient qu’à mon bien et sûrement pas à mal. Je les entendais. « Il n’en peut plus. Il a perdu les pédales. Il n’aura pas la force de remonter la pente. Il chie dans son lit, mange des pigeons morts, se balade à poil en plein hiver sur les remparts, conchie les boulangères qui tardent à rendre la monnaie, injurie ses voisins et tire à la vingt-deux long rifle sur les automobilistes diésélistes. Il file un mauvais coton. Le seul moyen pour l’en sortir, c’est un séjour dans un lieu spécialisé. L’endroit idéal ? Chez le docteur S., près de Saint-Poursan, au nord-est de Deineville. Avec un peu de chance, ils auront encore des chambres ! Si on ne le fait pas pour lui, faisons-le au moins pour sa femme et ses enfants... » La chance était avec moi. On a confisqué ma carabine, on m’a dit d’enfiler un pyjama et c’est ainsi que je suis arrivé dans cette pièce aux volets clos de trois mètres par quatre.
Le docteur prétend que c’est une excellente thérapie, l’obscurité. A fortiori pour les cas difficiles. Comme le mien, sans doute. Quand l’infirmière est passée me voir, j’ai compris que c’était le matin parce que c’était inscrit sur sa montre à quartz. Elle m’a donné des gélules bleues et puis des rouges. J’aime bien les rouges. Elles sont légèrement sucrées.
Ma chambre se situe au second. J’entends les pas dans l’escalier et je sais exactement combien il y a de marches entre chaque palier. On m’a dit que quand ça irait mieux, je pourrais aller à la piscine. Encore faudrait-il qu’on me prête un maillot de bain !
Toutes les nuits, je hurle. Aucun son ne sort. Je vis ici depuis des années. Oublié du monde. Ça n’a aucune espèce d’importance. Moi aussi, j’ai oublié comment c’était dehors. Mais ce serait bien, quand même, si on ouvrait les volets, au moins de temps en temps.
Qui suis-je ? Un fou. Je mesure un mètre quatre-vingt et mes cheveux sont gris. Ils me tombent sur les hanches. Où suis-je ? Dans une clinique perdue en rase campagne, financée par un consortium qui possède également des parcs d’attraction zoologiques. Qu’attends-je ? Rien de spécial. Comment ai-je atterri ici ? Ça ne vous regarde en rien. J’aime autant garder le silence. Que peut-on faire d’autre dans une pièce comme celle-ci, noire et mal aérée au point que j’ai souvent mal à la tête en dépit des panacées dont on me gave ? Un jour, je vais sortir. Il me faudra revoir tous ces gens que je déteste. Si je suis ici, c’est de leur faute, à ces enfoirés. En plus, j’ai grossi. Normal. C’est le manque d’exercice. Bientôt, je vais m’y remettre. Je referai des exercices. Brandir des haches, c’est un exercice que j’apprécie tout particulièrement ! Dans la rue ! Courir après les gens en hurlant ! Voir leurs cheveux se dresser sur leurs têtes d’ampoules percées…
La liberté ? Non, ça ne me déplaisait pas. Aujourd’hui, oui, je suis bien obligé de souscrire au nouveau programme. C’était soit ça, soit l’injection létale. Ah évidemment, je trouve le régime sévère. Les potages systématiques et l’absence de vin incitent à la morosité. Avant, j’aimais bien les grosses bouffes. Avant ! Ah ! Mon imprimerie tournait plutôt pas mal. J’avais quelques relations. Oui ! Mais on m’a placé dans la clinique du docteur S. et personne n’a bougé le petit doigt. Non ! Personne n’a lancé de pétition. Ils sont partis du principe que la santé mentale des gens n’intéresserait personne. Ils ont tort. J’aimerais bien qu’on parle de moi dans les journaux. Ça me donnerait l’impression d’exister. C’est sympa, d’exister. En mai, d’après mes calculs, ça fera trois ans que j’occupe cette chambre. Les murs sont tapissés de fleurs violettes. Le violet paraît-il aurait une action positive sur la santé. Ah ah ah ! Avant, j’aimais bien aller aux sports d’hiver. Sur les glaciers… Je n’ai pas revu la lumière du soleil depuis une éternité. Hé ! À la sortie, je vais être ébloui. Me recueillir sur la tombe de mes gosses à Charleville-Mézières, dans le 59, sera la première des choses que je ferai… Ah la la ! Si vous saviez comme je regrette ! Quoi ? Vous ne saviez pas ? Qu’y faire ? Ce qui est fait est fait et ça ne sert pas à grand-chose de scruter le rétro quand on roule ivre et sans permis sur une quatre-voies à contre-sens dans un véhicule volé par temps de neige. Je ne mesurais pas ma force. Quand les choses ont commencé à vraiment empirer — je ne parle pas de mes dettes qui s’accumulaient ni de ma tête qui était en permanence au bord de l’implosion —, c’est vers ma femme et mes gosses que mes colères sont allées. Les violettes m’ont apaisé. Et puis après, quelle importance ? Qu’est-ce que ça change que je sois ici ou ailleurs ? Qu’est-ce que ça change que vous soyez vivants ou morts ?
Aujourd’hui, j’ai fait un cauchemar. J’ai rêvé que je mourrai. J’ai repris mon souffle, ouvert les yeux. J’étais encore vivante. Ou du moins, si je suis morte, à un moment donné, j’ai recouvré une espèce de vie qui ressemble drôlement à celle que j’avais avant. Mon édredon est toujours sur le lit. Il y a toujours des barreaux aux fenêtres et des volets derrière les barreaux. Tout à l’heure, une infirmière passera m’apporter des médocs. Elles n’ont pas le droit de répondre — mais je demanderai quand même si je suis en vie, ou non. J’aimerais bien savoir. Au besoin, j’insisterai.
Je m’appelle Henry Ford. Mais on m’appelle Saint-Louis. Je vis en résidence surveillée chez le docteur S. depuis un temps infini. Je n’ai jamais quitté cette pièce me semble-t-il. Peut-être ma mère a-t-elle accouché sur ce lit puis ai-je grandi ici n’est-ce pas ? C’est sûrement ça. Je ne sais pas ce que je fous là. Je sais qu’il y a d’autres fous dans les cellules d’à-côté. Je les entends parfois… Si je hurle, mes voisins m’entendront. Si je me tais, ils guetteront le moment où mes silences cesseront… Nous formons, comment dire ? une espèce de communauté d’étêtés. J’ignore tout de mes voisins de palier mais je sais qu’en cas de pépin, ils voleront à mon secours. Il flotte dans cette clinique pour timbrés un réel parfum de solidarité. Il y a des choses qui traversent les murs : les sentiments passent d’une pièce à l’autre, d’un étage à l’autre. Une forme de capillarité permanente existe entre les êtres. Car la nature a bien fait les choses dans le sens où, comment dire ? c’est difficile à expliquer, il faudrait être philosophe pour cela, dans le sens où, entre ce qui se passe sous mes pieds et ce qui se passe au-dessus de ma tête, il y a une concomitance, un échange, une féerie. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Toujours est-il que je constate des phénomènes. Mon devoir de magnanimité m’oblige à en faire part. On nous donne des pilules pour ne pas avoir d’érection. Elles sont très efficaces. Dans la clinique du docteur S., la bandaison est proscrite. Chaque chambre est verrouillée de l’extérieur. Je préfèrerais qu’on garde les portes ouvertes mais c’est pas moi qui commande. Midi et soir, on nous sert du potage dans des bols en grès. Pourquoi ? Mystère. Mais si ça continue, l’envie va me prendre d’aller voir le cuistot ; je lui exposerai calmement mon besoin impérieux d’une bonne tranche de rosbif, avec des frites — croustillantes de préférence. S’il refuse, je lui ouvre la carotide.
Ma chambre est froide. C’est parce qu’elle est au deuxième sous-sol et qu’il y a des infiltrations dans les fondations. Le salpêtre gagne du terrain. Sous le plancher, il y a des champignons blancs microscopiques. La tapisserie se décolle. Sous l’action de l’imprégnation, le papier gondole. Quand on gratte, avec le doigt ou avec une fourchette, le mur s’effrite un peu. Au début, j’avais une chambre sous les combles. Mais on m’a changé d’endroit parce que je faisais trop de bruit. Et puis aussi parce qu’on devait faire des travaux d’isolation. Les crises ont cessé — mes démons hibernent. Je suis revenue dans le rang. C’est grâce aux traitements puissants qu’on m’administre. Les envies de parler, de rêver, de baiser, de dormir et d’écouter de la musique sont elles aussi parties. Alors je me tourne les pouces. À force, ils tournent presque tout seuls. Je ne vois pas le temps passer. Jour ? Nuit ? Je fais les cent pas entre le lit et le bidet. Ça réchauffe. Je ne fais plus la différence. Jour ? Nuit ? C’est comme si j’étais ailleurs que dans mon corps. Je sais pourtant que c’est impossible et difficile à croire mais c’est la vérité. Je suis là sans être là. J’existe à peine… Mes férocités d’antan me manquent. Avant, il faisait trop chaud. Maintenant, c’est plutôt l’inverse. C’est rare les jours où je ne me réveille pas en grelottant.
Les pieds de mon lit sont en bois. J’aime bien m’endormir en posant la main dessus.
Personne ne peut suivre le cours de mes pensées. Je ne prétends pas non plus connaître celles des autres. Mes pensées sont de toutes sortes, en fonction des heures de la journée et de mes activités. Elles suivent des trajets relativement simples. Avant de manger, je pense à ce que je ferai après. Pourquoi emmagasiner de l’énergie si ce n’est pour l’utiliser à bon escient — le jour où je sortirai de cet enfer ?
Le docteur S. est l’un de mes plus anciens amis. Un jour, il m’a demandé si ça m’intéresserait de participer à une expérience. « Pourquoi pas ? » ai-je répondu. Je venais de passer des concours pour devenir cadre de la fonction publique et avais été recalé. Mon moral en avait pâti. « Il s’agit d’une expérience un peu spéciale, m’avait dit le docteur S. Elle est cooptée par un lobby international de philanthropie. Il s’agit d’observer les évolutions comportementales d’un panel de patients légèrement patraques. Tu vois, c’est pas très compliqué. » Pour être au coeur de la problématique, j’avais donc choisi de m’immerger parmi les malades. Être logé à la même enseigne m’apparaissait comme la méthode la plus à même d’apporter des fruits probants. Je ne sais ni de quelle façon ni par quels glissements successifs j’en suis arrivé à ne plus du tout sortir de ma chambre et à recevoir les mêmes médicaments que ceux qu’on offre trois fois par jour aux autres occupants de la clinique. Tout ce que je sais, c’est que je n’avais pas l’étoffe d’un fonctionnaire.
Autrui est la première cause de mortalité. Le docteur S. sait que la promiscuité est néfaste. Alors on a mis une seule personne par chambre. Personne ne se croise et c’est très bien comme ça. On évite les problèmes.
Tout va mal. J’ai mal au ventre — un mal de chien. Mon estomac gonfle. J’ai envie d’aboyer. Mes intestins sont noués. Hier, je n’ai réussi à avaler qu’une seule petite gorgée de potage avant de tout dégueuler. La soupe est infâme. Où sont passés les croûtons à l’ail d’antan et le petit bol débordant de gruyère ? Le docteur S. soutient qu’une alimentation appauvrie est le meilleur remède pour changer les humeurs et remettre dans le droit chemin ceux dont les conduites dévient. Toute la nuit, je me suis tortillé comme un ver. Merde ! Mes draps puent la sueur… Ce n’est pas très grave. J’ai toujours été chétif et ma capacité est grande à supporter les privations, à endurer les tortures et les amputations affectives. L’absence de lumière naturelle par exemple ne me gêne absolument pas. La désocialisation prônée par le docteur S. qui réduit au minimum — à rien — les contacts avec l’extérieur est également très supportable. On voit peu de monde — c’est peu de le dire — et peu m’importe. Seule compte l’absolue ponctualité des infirmières chargées de me ravitailler en médocs : les pharmacopées sont ma raison de vivre. Les anxiolytiques sont ma tasse de thé. On peut m’enlever la musique, la gastronomie, la santé, les sorties, les sourires, la thune, tant qu’on me laisse mes médocs, je suis sauvé. Ici, ce n’est pas ça qui manque. Le personnel médical de la clinique est extrêmement prévenant. On peut parler d’une osmose. Sans eux, je crèverais la gueule ouverte. Sans moi et les autres fous, ils n’auraient qu’à fermer boutique. Le fou est une manne pour la psychiatrie. Les laboratoires sont une corne d’abondance pour ceux de mon espèce. L’harmonie règne. Je préfère les asiles au monastères. Ici au moins, la prière n’est pas de mise.
« Ça se présente mal. Au bas mot, le week-end est foutu. - On va organiser une battue. Le ministre de la sécurité et du plaisir et le bureau du préfet sont alertés. Nous avons carte blanche. Nos équipes se déploient. Les fugitifs n’iront pas loin. Dans deux heures, les routes dans un périmètre de cent kilomètres autour de Saint-Poursan seront bouclées. Dès le lever du soleil, on lancera les hélicos. Les pilotes sont parés. - Il n’est peut-être pas utile de mettre la population en émoi … - Nous n’avons pas d’autres choix. Attendez ! Les fous sont en cavale. Ce ne sont pas des cas bénins, chef. Leurs dossiers sont épais comme ma cuisse. Ils ont tous des parricides, des viols, des tentatives de meurtre ou des préparations d’attentats sur la conscience ! Il y a même un artiste parmi eux. On ne mégote pas avec pareille engeance. Ils ont réussi à s’enfuir Dieu sait comment de cette putain de clinique et chaque minute compte, chef : à l’heure qu’il est, peut-être ont-ils déjà commencé leurs danses macabres.
- Dans ce cas, oublions les sommations d’usage. Je préconise qu’on tire à vue. »
Dernière modification : 18/04/2017 12h58
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