Le Jugement du Concasseur est un roman de Daniel Laudrin.
Résumé : La chose n'est pas simple à résumer. Sachez néanmoins que vous retrouverez au gré des pages du Jugement du Concasseur une farandole de gugusses et de héros, tels Bérigand (un taulard qui a le don d'ubiquité) ; Nanouk Herblèd (un fugitif qui manie le sabre pour écarter les importuns) ; Atman Cirrheb, alias Bob (ex-Zouave, homo repenti, ex sado-maso, ex-carabineur de cuites et ex-aciduleur de bonbons) ; l'infirmière Monique Héçusse (qui soignera le lumbago de ce bon Bob) ; les commissaires Jobig Orneau, Otto Broncho ou Jeannette Quichon, laquelle finira décapitée.
198 pages — 14,5 × 21 cm
ISBN : 978-2-919265-30-5
Février 2012
15 €
Extrait : 1
Tout y est, à ce qu’il me semble. À tourniquer sur ce manège étrange et envoûtant tout autant que dérangeant et involontaire. Je vais, je viens, je me baguenaude dans l’involonté et c’est le panard quand même. Depuis que ce phénomène existe, ça a commencé ici, je ne m’en plains jamais. De là où je suis, base de départ mais hélas d’arrivée aussi, pourquoi donc me plaindrais-je ? De me retrouver, de me réunir ? D’en revenir bien sûr, je n’en reviens pas de revenir ici !
Donc ça tourne mais je ne suis pas malade. Au contraire, je ressens un plaisir à tourbillonner ainsi. Un monceau d’objets et aussi de sujets virevoltent avec moi, provisoirement. Des arbres, des maisons, des chaises, des bancs, des ventouses pour déboucher des canalisations, des réfrigérateurs, des képis, des camions, des poubelles, des camions-poubelles, des mammouths laineux, des pygmées, des poêles à charbon, des vélocipèdes, des vitamines, des fourgons cellulaires, la chapelle des Chambauds, le président de la Pâlaconnie, des percolateurs, des antennes de téléphones mobiles, des locomotives, des vapeurs, des chiens, de la peinture, des salons de jardin, des usines, des femmes nues, des fers à repasser, des hommes cravatés, la rue Danton, des bateaux, des pompes à vélo, des employés de banque, le mausolée de Lénine, des cons, des soldats, des pastilles pour la toux, des fonctionnaires, des valises, des bouteilles de whisky, le Pape, le château de Versailles, des guitares, la cathédrale de Sainte-Mamelles, des poissons-lunes, le catalogue des Trois Suisses, des virus (dictionnaire de la grippe de A à Z), le musée Grévin, la station de métro Mairie de Montreuil, la tête de Louis XVI sur une hallebarde, le 13 rue de l’Église, un bocal de cornichons, des téléviseurs, la rue de Romainville, des chaussures, des pieds, des gens bien habillés, la caisse primale de sécurité sociaire du Morbihan, la tour Eiffel, des trous du cul, des carnets de notes, des terrasses de café, des frites, des castagnettes, des burkas vides, des guitares, des femmes (cantatrices tentatrices ?) chauves, des fauteuils roulants, des avions, des boîtes de conserve, des belles et jeunes filles qui sentent bon les belles et jeunes filles, la gare de Perpignan, la partition originale de La Symphonie héroïque, des coureurs à pied, une cour de récréation avec des mômes qui jouent à la marelle, des odeurs fétides, la pointe du Raz, la tête de Robespierre, un tramway, la grotte de Lascaux, une choucroute garnie et beaucoup d’autres choses, des objets divers, des personnages banals poussant la banalité jusqu’à l’ordinaire le plus excessivement complet et quelques quidams remarquables, je ne sais pas pourquoi, mais je les remarque.
Mais je reviens déçu d’un voyage vain.
C’est à n’en pas douter un cyclone, un ouragan, un typhon, une tornade, une trombe, une tourmente, au moins ! Rien d’apparent dans l’œil, même dans le fond. Pas plus de traces de conjonctivite que par ailleurs de traces d’ophtalmologiste. J’y suis aussi, je tourne dans ce manège et je chute, avec une telle régularité dans la vitesse, tant pour la chute que pour la rotation, que j’en viens illico à me questionner sur mon état : Dors-je ? Ai-je un grain ? Si je ne dors pas, je fais semblant ! Me mens-je ? Mais d’ailleurs me soucié-je de vraisemblance ? De fait, je m’accoutume par force à ce scénario déroutant. Pas d’envie de dévomir, pas de « cœur » qui déborde par œsophage, pas de serpillière dégueulasse à essorer dans les latrines.
Le lavabo sur lequel j’amerris est d’une liquidité perturbante. Une salade verte s’y noierait ! Je me tiens penché sans gerber et l’eau coule, nullement ralentie par l’absence de bonde. C’est une cascade, une cataracte, un bruit qui devient infernal, je m’y noie, je n’en veux plus, je n’en peux plus. Alors !! Enfin, les pieds bien calés sur le sol, d’une pression modérée mais ferme sur la manette, je ferme le robinet mitigeur. Je n’ai aucun doute, je sais où je suis puisque j’en suis parti en y restant, j’y reviens me retrouver pleinement.
Instantanément pour ne pas dire tout de suite, je retrouve l’habituel brouhaha de la coursive. Le parfum aussi qui s’était jusqu’alors, depuis mon retour, abstenu de m’enquiquiner. Ce mélange improbable de merde et d’eau de javel agrémenté selon l’ergastule de divers effluves de désodorisants à la violette ou au lilas ou je ne sais quoi… Bref, ça ne sent pas la rose ! J’ai opté personnellement pour un spray « boisé » qui, selon le texte sérigraphié, devrait me rappeler l’humus de la profondeur des forêts, les champignons, la sève de pin… Et qui envoie dans ma cellule une fragrance acide et chimique qui prend le tarin et la gorge et qui à la moindre surdose provoque une suffocation mortelle, ou presque.
Il y a de la jactance qui voyage haut entre les niveaux, en aveugle. Des engueulades entre les taulards. Le préposé à la bibliothèque de l’étage fait passer son chariot récupérateur et ses listes de bouquins de grille en grille alors même que le préposé au passage du balai et du lave-pont n’a pas fini son taf. D’où le ton qui grimpe, la haine qui affleure, la violence rentrée qui veut sortir, le vocabulaire qui s’enrichit… Comme d’habitude le maton de service se marre, l’abruti ! Ambiance ondulée de la taule…
M’est-il de plus en plus difficile de revenir à cette pénible réalité pénitentiaire ? Peut-être... Peut-être pas. Je sais, en ignorant pourquoi, le provisoire étrange de cette situation. Je change d’époque, de lieu, même en dehors de toute volonté, je me divise et simultanément je me multiplie jusqu’à la finale, habituelle et circulaire, chute. Car toujours, c’est la chute finale et je me regroupe camarade ! Je ne suis absent de nulle part et étrangement présent ailleurs. Car si je me dédouble je ne me multiplie pourtant que par un !
Le futur ne me fait pas rire, dans cette cabane presque neuve et pour le moment modèle. Neuf mètres carrés rien que pour moi, chiotte compris, c’est le grand luxe. Pas de porte, mais une grille du côté de la coursive, avec une cellule identique en face, de l’autre côté du puits, à une bonne dizaine de mètres. Une fenêtre définitivement grillagée qui regarde le ciel, la lumière électrique bien protégée et très automatique. Bref, presque le bonheur pour le taulard courant ! Je me suis, une fois, pointé, à l’issue d’une de mes escapades involontaires et purement magiques, dans une autre époque, plus tard, au même endroit. Avec le plumard à trois étages… Une foule énorme, des condamnés pour tout ou rien, des babioles… Parce qu’un nullissime nabot avait compris que c’est la trouille qui vote, toujours ! Comment se faire élire ? Faire peur, d’abord, et prédire la sécurité individuelle et collective ensuite.
(à suivre)