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Url est laveur de carreaux. Dans un monde où la gratuité règne. Il continue néanmoins de travailler. Par plaisir. Par habitude. Par manque d'imagination peut-être.
D'imagination, il devra pourtant en faire preuve s'il veut, à un moment donné, entrer dans les meilleures grâces de madame Roulette, une femme exquise qui vit dans une grande maison, sur le bord de la rivière, en périphérie de la ville, et pour laquelle Url serait prêt à beaucoup. Ce beaucoup sera-t-il néanmoins suffisant ?
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La Transparence de Cyrille Cléran est un roman de science-fiction politique. Ce projet modélise un monde possible, plus efficacement qu'un essai théorisant les bienfaits du changement. Sa narration simple et fluide permet ainsi d'entrevoir la possibilité d'un avenir différent.
11 € - 10,5 × 14,5 cm - 150 pages - Photographie de la couverture : collection Régis Moulu © 2013 avec l’aimable autorisation de l’auteur - Novembre 2013 - ISBN : 978-2-919265-15-2
Cet ouvrage est également disponible à Rennes à la librairie L'Encre de Bretagne au 28 rue Saint-Melaine, chez Planète Io 7 rue Saint-Louis et chez Coiffure Côté Nature 9 rue Victor Louviot où officient les plus charmantes coiffeuses de tout le Grand Ouest.
Extrait
Non pas de nos jours, mais dans un futur proche.
Dans les publicités, les laveurs de vitres sont souvent musclés. Sous leur bleu de travail à bretelles gris souris, les pectoraux luisent. À l’intérieur, derrière la haute baie vitrée, dans un bureau moderne, il y a une jolie femme. Elle porte un tailleur d’un gris peu soutenu. Ses dents sont blanches. Sa coiffure est impeccable. Entre elle et le laveur de vitres, le courant passe tout de suite. On pressent qu’un coït est imminent entre cet homme et cette femme aux physiques avantageux.
Dans la réalité les choses sont moins rapides.
Je ne m’en plains pas. Je constate. En ce jeudi 6 novembre, le temps est gris. Très gris. À cause des nuages. Ils cachent le soleil. Ils atténuent les ombres. Ça ne me gêne pas. Je dirais même plus, ça m’arrange.
À la radio, il y a des pubs. Entre les pubs, des infos que j’écoute avec fascination. Aucune ne me concerne directement mais ce n’est pas grave. J’écoute les avis des ministres (que je ne croiserai jamais) et les détails des cataclysmes qui atteignent des pays lointains (que je ne visiterai pas non plus).
Je rince mon mug et le dépose sur l’égouttoir en pin. Les pieds de l’égouttoir commencent à noircir. L’humidité, petit à petit, brûle le bois. Dans quelques années, je serai contraint d’en acheter un autre. Il faut que je prévoie. Sinon je ne m’en sortirai jamais.
Je débranche le toaster. C’est plus prudent. J’éteins la radio. Le silence se fait. La table du petit-déjeuner est propre. Les miettes de pain ont été balancées par la fenêtre. Elles nourriront les insectes, les oiseaux, ou pourriront.
Je mets mon écharpe autour de mon cou, remonte mes chaussettes, enfile mes godasses puis ma veste en velours. Je suis prêt. Je sors. Et referme derrière moi à clé, machinalement, et remets mes clés dans ma poche.
Je répète ces gestes tous les jours.
Je pose ma main sur la rampe d’escalier à la peinture écaillée par une rouille lente et sûre d’elle. Elle aura le dernier mot. Dans un siècle ou dans dix siècles. Peu lui importe. Sous la paume, la rampe est néanmoins lisse. Avec juste des petits reliefs, des petites bosses, des craquelures érodées par des paumes comme la mienne.
Je vis au troisième. Je connais la cage d’escalier par cœur. Ça fait plus de quinze ans que je l’emprunte tous les jours, voire plusieurs fois par jour. Dans un sens, ou bien dans l’autre, selon que je monte, ou bien descends.
Je m’appelle Url (prononcez : « Hurle »). Je vis seul. Dans tous les sens du terme. Il y a des gens qui vivent bien ; d’autres qui vivent heureux, ou en famille, à mille à l’heure, ou entre eux. Moi c’est seul que je vis.
Ça ne me gêne pas. Le temps m’a endurci. J’en ai parfaitement conscience.
Je pousse la porte en métal et en verre de l’immeuble fait lui aussi de métal et de verre. Mais il y a aussi du bois ; pour les charpentes, et du béton armé, pour les murs porteurs. Mon reflet s’imprime dans la vitre, émacié.
C’est dur de vivre seul. On s’en aperçoit en sortant dans la rue, où il y a tout de même beaucoup de monde en dépit du temps gris, du crachin qui menace, et de tous ces autres éléments indistincts qui pourraient faire que chacun, plutôt que sortir, préférât rester chez soi, au chaud, à l’abri.
Je ne suis donc pas le seul à prendre le risque de mettre le nez dehors. C’est déjà ça. C’est un peu réconfortant.
Je traverse la rue. Preuve que je ne suis pas complètement transparent : une voiture ralentit pour m’éviter. Je fais un petit signe de tête, un hochement à peine perceptible, en guise de remerciement. Je ne vais pas non plus m’agenouiller et sangloter de gratitude, les mains jointes, et chanter mille louanges pour couvrir d’honneur l’auguste conducteur de l’automobile qui a eu la délicate attention de ne pas me rentrer dedans.
La pluie, la fumée, la poussière, les insectes et les végétations minuscules, voire champignonnesques, sont à l’origine de ma vocation. Car si je suis laveur de vitres, ce n’est nullement par obligation. Rien ni personne ne m’y a contraint. Ce n’est pas un défi, pas un pari, encore moins un esclavage. C’est un choix. J’allais dire un héritage... Non pas que mes parents m’aient légué quoi que ce soit.. Mais c’est une simple parole qui tout déclencha. Une parole de mon père. « Ton père n’est pas vitrier ! » me rappelait-il lorsque j’avais la mauvaise idée de stationner dans son champ de vision. Je me tournais alors vers lui, souriais, bougeais d’un pas ou deux de côté. Les choses rentraient dans l’ordre : mon père n’était pas vitrier et cette simple phrase contenait toute l’harmonie du monde ; le monde dès lors prenait corps, avec une place pour chaque chose, des zones d’opacité et des lignes de mire transparentes. Ça tient à peu de chose, une passion. Beaucoup de choses tiennent à peu de chose. Il suffit souvent de peu de chose pour obtenir une sorte d’équilibre, parvenir à quelque chose d’amplement satisfaisant. La plupart du temps, on peut faire beaucoup avec peu de chose. C’est ce que je constate tous les jours, moi qui n’ai pas besoin de grand-chose pour survivre.
En tout cas, moi, non content d’habiter, seul, un grand appartement au troisième étage d’un immeuble de la rue R 814, je travaille également en solitaire. Non pas que je sois misanthrope ou contre la mise en commun des compétences ou dépossédé de tout sens du collectif, mais c’est comme ça, je travaille seul, sans compte à rendre naturellement, sans personne sur le dos à m’enquiquiner... sans personne non plus pour me soutenir ou me stimuler au besoin... Ce qui me convient. J’ai depuis belle lurette appris à ne pas me formaliser.
Aujourd’hui, si le temps est gris, je ne suis pas pour autant morose. J’aime ce que je fais. Je l’ai choisi. Et les Évènements n’y ont rien changé. S’ils n’avaient pas eu lieu, j’aurais quand même été laveur de vitres, et ce, dans des conditions grosso modo identiques. Si je suis tel, ce n’est pas par manque d’ambition. C’est simplement qu’en étant tel que je suis, j’atteins mes ambitions.
Ce choix relève de mon libre-arbitre. Il n’est pas dicté par quoi que ce soit d’autre.
Tout le monde n’a pas mes ambitions de surcroît. Je ne rencontre pas tous les jours, en tout cas, des gens qui ambitionnent de devenir laveur de vitres. Depuis les Évènements, de toute façon, la notion d’ambition a perdu beaucoup de son sens. Les hiérarchies ne sont plus ce qu’elles étaient. Tant de choses se sont effondrées !
Les baies vitrées du supermarket coulissent à mon arrivée. Les portes automatiques détectrices de présence : voilà quelque chose qui n’a pas bougé. Je me dirige, presque sans y penser, mais en y pensant quand même parce qu’y penser m’emplit d’une sorte de plénitude, vers le rayon droguerie. Sur les étagères, je prends un flacon de produit nettoyant, bien chimique, bien puissant : un liquide bleu, avec lequel on aspergera la surface à nettoyer. Il y a un petit pistolet pulvérisateur qui permet de régler l’intensité du jet. Pratique. Je prends aussi trois torchons à carreaux en coton, ainsi que trois torchons unis. Ça, ce sera pour frotter, éponger, lustrer. Quand le flacon sera vide et les torchons sales, je déclarerai ma journée finie et rentrerai chez moi. Heureux, après une journée bien remplie.
À la sortie du magasin opère un seul caissier. Il est là pour ceux qui souhaitent à tout prix payer. Échanger des billets, de la monnaie, quelques mots polis, contre quelques articles, est une habitude que d’aucuns n’ont pas abandonnée. Pour ma part, par nostalgie, il m’arrive parfois encore de passer à la caisse et de payer mes fournitures. Mais la plupart du temps, je pare au plus pressé – non pas que le métier de laveur de vitres réponde à une urgence quelconque mais je suis pressé d’être à pied d’œuvre – et sors sans passer par la case « formalités inutiles ».
Ce qui aurait été du domaine de l’inimaginable est devenu le pain quotidien.
À suivre…
Avis d'une lectrice avertie
Avant, c'était le chaos. Avant c'est maintenant. Le livre nous transporte juste un peu après, après les « Évènements » donc presque maintenant, en tout cas dans pas longtemps.
Url est un homme simple et lucide, très satisfait du grand changement. Il nous livre son quotidien de laveur de carreaux sans salaire et sans peur. Profession basique mais indispensable dans ce monde nouveau et pas compliqué, ce qui ne l'empêche pas de réfléchir, de philosopher et de ressentir tous les éléments qui l'entourent avec beaucoup d'acuité.
Il organise sa vie autour de rituels bien définis et bien choisis, aussi lustrés que les vitres qu'il entretient chaque jour. Car il est primordial de garder la limpidité aux façades des maisons. Url ne lave que ce qui est à portée d'homme, pas de rappel sur les parois de gratte-ciel, ni d'acrobaties périlleuses. Il fait partie de la confrérie des laveurs de vitres sans spécialité. Ça lui va bien comme ça.
Ses jours coulent en demi-teinte, il avance tranquille dans sa vie et dans ses tongs et part chaque matin en mission commandée. Par lui-même. Car personne n'oblige personne. Les voitures sont ouvertes, les clés sur le contact chacun se sert. Tout comme les bateaux, les maisons et appartements. « D'un trait de crayon et d'un trait d'esprit, on avait purement et simplement aboli la servitude et la propriété, causes de tant de malheurs. »
On peut se demander d'entrée de jeu quel lézard va tomber dans notre soupe alors qu'on s'attache déjà aux pas d'Url, à sa vie bien mesurée, à sa personnalité minimaliste.
C'est qu'il va à l'essentiel Url, il n'y a plus aucune raison de s’engorger l'esprit. Les Évènements ont quasiment fait table rase de toute cupidité et méchanceté.
Il a des amis, des relations. La lavandière qui lui livre ses torchons propres et lui remplit sa bouteille de pschitt à vitres. Son voisin du dessus, qu'il va découvrir différent de ses premières impressions. Ce qui le confortera sur l'évolution du regard des gens envers les autres. Grâce aux Évènements. Les esprits s'éveillent.
Url rend souvent visite à madame Roulette, flamboyante jeune femme qui a elle aussi trouvé un second souffle. Il lave ses carreaux, lui laisse les voitures dans son jardin. Un autre jour, il voguera jusqu'à chez elle sans pschitt à vitres, juste une visite, en voyant un catamaran vacant amarré au quai de la Laitance, la douce rivière de sa ville. Juste pour l'écouter « chopiner » sur son piano sous la houlette du bon père de la paroisse d'à côté.
On est embarqués dans un voyage drôle et poétique aux odeurs d'oignons grillés, accompagnés d'humains très humains aux noms farfelus et légèrement codés. Clins d'œil de l'auteur qui s'amuse.
La fin du livre nous révèle la genèse de ce nouveau monde à deux doigts de notre « maintenant ». Il suffit de si peu pour que l'inimaginable se produise.
Url n'est dupe de rien, c'est un homme conscient qui a choisi sa vie et sa place. L'air circule pour tout le monde, un air de liberté à humer avec gourmandise.
À recommander pour cause d'utilité publique !
Marie-Christine Claude
Dernière modification : 18/07/2014 09h46
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