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Les arcanes de la loose est le récit des aventures rocambolesques d'Oscar Glumhill, trentenaire dilettante qui s'ingénie à s'inventer un destin. Cyrille Cléran signe là une œuvre majeure sur le monde des 80's. ![]() 384 pages, 17 × 23 cm - 25 € [épuisé]
C'est un lit pour les champions, avec plein d'options, des barres, des treuils, des bitoniaus. Les draps sont un peu rêches. Au début, notre homme avait surtout peur de se tromper dans la manipulation des manettes et des boutons qui commandent les pistons d'inclinaison. Il se réveillait en sursaut, regardait le plafond, les murs, la porte du placard, sur sa gauche. Rasséréné, il se réjouissait de ne pas avoir été éjecté durant son sommeil et d'être allongé là, le cœur intact, vivant, la tête encore sur l'oreiller. Ouf. Aucune fausse manœuvre, aucun court-circuit ou geste malheureux n'avait subitement déclenché les mécanismes qui auraient pu le projeter à terre, les quatre fers en l'air, groggy. Ce lit représentait une sorte de menace. Ou du moins une source d'ennuis majeurs. Ce putain de lit qui avait pourtant coûté la peau du cul pouvait se replier d'un seul coup, l'écraser, l'étouffer, l'empêcher d'appeler au secours. L'homme ne voulait pas mourir. Pas si connement du moins. Pas sans avoir compris les plus fines des finesses. Pas avant non plus d'avoir été au bout du chemin pour voir comment c'était là-bas et d'avoir vérifié si ça valait le coup d'y faire halte. Il a mis du temps avant de comprendre comment ça marche. Il a fini par s'y habituer. Il n'a plus peur. Ses siestes sont sereines. La lumière est éteinte. L'homme est immobile. Comme mort. Mais, attention ! Attention ! Ses yeux qui brillent dans la pénombre nous avertissent que la vie n'a pas totalement déserté la pièce. Les croque-morts attendront. Les yeux mi-clos fixent le plafond, se ferment un court instant, puis plongent dans des pensées inaudibles, rapides. Ses yeux s'obstruent. Son front trahissant l'émoi d'une tergiversation se plisse de biais. La chambre est d'une tristesse olympienne. Pas un bruit ne transgresse le silence. Une araignée pleine de poils qui aurait la mauvaise idée d'éternuer serait de suite repérée. Le vitrier ne s'est pas pressé. Le double-vitrage — ah ! la belle, la formidable invention ! Ne plus entendre les voitures ni les trains ni les chiens qui hurlent et encore moins les enfants qui roulent sur leur skateboard — le double-vitrage donc, les montants et les traverses dormantes ont été refaits à neuf. Tout arrive. Le vitrier a fait du bon boulot, du très bon boulot même —démentant l'a priori complètement crétin qui prétend que les bons artisans se font de plus en plus rares. À cause d'un psychopathe armé (qui court toujours ce salaud), il a fallu refaire la fenêtre, infirmant l'adage qui dit que qui casse les verres doit les payer. Il y a de cela quelques mois, ce fou — un débile en arme — n'a rien trouvé de mieux à faire que de tirer quelques rafales de gros plomb — du calibre douze — en direction de la fenêtre du troisième étage, rue des Manutentionnaires Malheureux, près de l'ancien quartier des tuberculeux, là où s'alanguit cet homme allongé dans la nuit. Le monde est violent. Une inertie quasi-parfaite caractérise notre homme. Pour lui aussi, les armes ont de l'importance : il tient dans sa main droite un objet mat et froid de 1,360 kilo. Sept cartouches alourdissent le barillet. Cet homme qui gît dans son gros lit avait prévu de finir sa vie au champ d'honneur. En héros. À la Homère… Les circonstances qui ont plus d'une corde à leur arc et aiment à imposer leurs caprices en ont décidé autrement, cela leur arrive souvent de dicter leurs lois. Tout le monde le sait : les circonstances sont pires que des petits lords complètement pourris à force d'être gâtés et qui trépignent sans raison et auxquels on finit toujours par céder sauf quand quelqu'un est là pour leur coller une claque et les sommer d'arrêter la comédie. Amoindri, ce vétéran des missions difficiles ne tombera pas en service commandé, le torse offert à l'ennemi. Il a été retiré du circuit. Pour cause d'invalidité. Maintenant il végète, il ressasse, il saute d'une manie à l'autre, d'une obsession à la suivante. Il a des circonstances atténuantes. Dans sa chambre étouffante aux murs trop proches, il ne peut pas faire plus. Il n'a plus la force de rêver. Il n'a plus la force de faire quoi que ce soit. Cet homme est fichu. Lucchio Budos — appelons-le ainsi puisque tel est son nom — a l'intention d'attendre minuit, avant d'appuyer sur la gâchette. Minuit : l'heure fatidique — minuit : l'heure où il n'y a plus que des zéros. Alors, Lucchio patiente. Il ne veut pas agir sur un coup de tête. Certes, utiliser son arme de service dénote un certain je-m'en-foutisme vis-à-vis de ceux qui retrouveront le corps et devront nettoyer les traces du drame, ses éclaboussures. Mais voyez-vous, pour un paralytique, ce n'est pas très pratique d'aller chercher un bout chez le shipchandler : il faut sortir, se lever, pousser les portes, subir le regard apitoyé des passants, puis revenir chez soi, avec les trottoirs à gravir, les escaliers à remonter, le bout à accrocher au lustre, le joli nœud coulant à se passer autour de la carotide et le coup de pied à donner dans le tabouret — tout ça, ça fait beaucoup. Beaucoup trop. Le gars qui a inventé le suicide par pendaison n'a pas pensé aux paralysés qui n'ont plus les moyens de se bouger le cul. Lucchio regarde le pan de mur. En vérité, il s'appelle Luc mais pour tout un tas de raisons plus ou moins obscures préfère se faire appeler Lucchio. Probablement pour se donner un genre italien qui lui va plutôt bien car il bronze facilement. Punaisée au mur, une tenture en tissu du Cachemire fait une marque plus sombre sur la tapisserie. On n'en distingue guère les motifs, les rayons lunaires n'étant pas assez puissants. En grimaçant d'une grimace comme seuls savent en faire ceux qui souffrent, Lucchio tourne la tête vers le radioréveil. Cet engin de malheur a été fabriqué à Singapour. C'est marqué dessous. Un point rouge s'allume près de l'heure lorsque l'alarme est mise. Ces salauds d'Asiatiques sont doués pour inventer des engins de torture. En sourdine, l'oreiller gémit. Les minutes sont lentes à s'écouler. Il est 23 h 30. Dans une demi-heure grand maximum tout sera fini : Lucchio a exactement une demi-heure devant lui. 30 petits sprints tout riquiqui avant de se faire sauter le caisson. C'est court, c'est très court, éminemment court… Pas le temps de faire grand-chose en une demi-heure. Une petite branlette peut-être… C'est aussi le temps qu'il faut pour battre huit œufs en neige avec une fourchette lorsqu'on ne possède pas de batteur électrique mais qu'on a de l'huile de coude à revendre. Putain, 30 minutes, c'est à peine le temps d'une valse ; c'est tout juste le temps d'enlacer une femme. Et encore faut-il qu'elle soit consentante. 30 minutes, c'est un délai très bref. En 30 minutes, on traverse à peine la ville en vélo en montant sur les trottoirs et en prenant les sens interdits. 30 minutes, c'est le temps qu'il faut le matin pour prendre une douche, passer aux chiottes, embrasser ses gosses et avaler son petit-déjeuner avant d'aller travailler — à condition d'avoir un boulot. Et des gosses. 30 minutes, c'est pourtant plus de temps qu'il n'en faut pour commettre l'irréparable. 30 minutes, lorsqu'on n'a plus la foi ni l'envie d'affronter ses démons, c'est presque trop long. Or, 30 minutes, montre en main, c'est le temps qu'il reste à Lucchio avant qu'il ne prenne une dernière décision. Qu'il ne fasse une dernière connerie. Adhuc sub judice lis est. 30 minutes, ça passe plus vite qu'un oiseau dans le ciel et déjà, il est 23 h 31. Le ciel est noir comme le fond de l'œil de Belzébuth. Le plafond est à peine visible. Lucchio a bien réfléchi. Il n'a plus le courage de vivre. Il est en phase légèrement dépressive. Il se sent inutile, impuissant, piteux, comme si son âme à la retraite et son corps abandonné avaient tous deux été relégués au fond d'un placard moisi, entre un lot de vieilles serpillières fanées et de manches à balais déplumés. Pourtant, le monde, la Terre, il est beau, elle est belle. Ce n'est pas qu'un tissu d'horreurs innommables, saignantes, effroyables, obsédantes. Il suffit de le, la parcourir pour s'en rendre compte. Les gens qui le, la peuplent sont plutôt sympathiques — on en a rencontré certains dignes d'estime. On sait tout cela. La Terre n'est pas qu'une bille perdue dans l'univers. Mais il existe par ailleurs tant de blessures mal refermées, tant de guerres dégueulasses pleines de merde et d'espérances déçues qu'on ne peut s'empêcher de se poser certaines questions quant à la pertinence de son instinct de survie. À quoi bon tout ce chantier ? Si encore il n'était pas hémiplégique, sans doute ferait-il un effort, à l'instar de Monsieur Toulemonde, pour continuer la danse. Allez un dernier tour de piste — avant de raccrocher les gants ! Mais Lucchio n'a pas peur de la mort, ou du moins, ne craint pas de s'interroger sur ce sujet. La mort. Qu'est-ce qu'il y a après la mort ? Le vide ? Le paradis ? Le noir ? Une after ? Avec un peu de chance, ce sera l'occasion de (re)découvrir un monde vraiment meilleur. Un monde où les salauds seront minoritaires, un monde sans arme de destruction massive, un monde où pour faire du boudin, on fera bouillir le sang des dealers. Un monde où les hamburgers seront gratuits. Lucchio n'a pas peur de faire le Grand Saut, de déclencher l'Ultime Pirouette. De passer le Cap Noir. Mourir, c'est quoi finalement ? La seule chose dont il a toujours eu peur — il ne s'en défend pas — c'est de se faire sodomiser par une brute qui sent l'ail. Et aussi loin que ses souvenirs le portent, ça ne lui est jamais arrivé. Il s'en rappellerait.
Cela dit, suite à cela, s'il ne rencontre que l'effroyable aridité glaciaire d'un néant absolu, il ne sera pas triste : le vide l'a toujours fasciné.
Dernière modification : 12/08/2014 21h13
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