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Au paradis sans préavis de Cyrille Cléran est un recueil de cinq nouvelles. Cinq nouvelles, cinq héros, cinq tranches de vie pimentée comme un chili : un toubib cocaïnomane, un nain voyageur, un collectionneur fou, un pêcheur à la retraite et un shériff perplexe constituent cette galerie de portraits unique... Au paradis sans préavis parle tantôt de solitude, de lâcheté, tantôt d'amours éperdues, voire de folie(s) douce(s) parfois même amère(s).




102 pages, 17 × 23 cm
ISBN : 978-2-9529200-0-1
20 euros TTC


EXTRAIT :

En allant voir la mer


C'est le début de l'après-midi. Felipe trace la route. Ce matin, il a mis un short avec la ferme intention de voir la mer, au moins du sable, au pire des galets. Quand il a pris la bretelle pour pouvoir rouler sur une quatre-voies fluide filant plein ouest, tout allait très bien. Personne ne pouvait deviner qu'un appel téléphonique - Felipe est médecin, sa voiture est équipée en conséquences - allait dévier sa course.

« Allô ? Felipe ? Tu conduis ? C'est ta Carola chérie... Arrête-toi s'il te plaît : j'ai quelque chose d'important à te dire.

- C'est bon Carola chérie : j'ai ralenti. Dis-moi tout.

- Je suis enceinte. »

Felipe le pied sur l'accélérateur, les mains gantées, massant le volant d'un geste saccadé, regardait défiler la bande d'arrêt d'urgence. « De qui ? » a-t-il demandé benoîtement. « C'est arrivé comment ? » aurait-il pu demander sur le même ton. Carola a explosé de rire en demandant au jeune toubib de deviner. Avant de raccrocher brutalement, sans dire au revoir. De nouveau seul, Felipe préféra se garer pour réfléchir au problème qui venait de sortir de la bouche de Carola. Felipe en connaissait par cœur les commissures et jusqu'à la moindre gerçure. Depuis bientôt dix-huit mois, Felipe aimait embrasser les lèvres de Carola. Il les avait rencontrées pendant l'épidémie de grippe et tout de suite, elles lui avaient plu. Rapidement guérie (l'amour fait des miracles), sa Carola chérie l'avait très généreusement dédommagé de ses bons soins et de son dévouement. Tous deux partageaient désormais la même couche. Carola dormait à gauche, Felipe à droite. Ils s'entendaient à merveille, formant un couple à la fois moderne et tranquille.

Mais Felipe ne l'entendait pas de cette oreille. Il s'estimait beaucoup trop jeune et pas assez aguerri pour devenir papa. Maudissant le laconisme et les mauvaises manières de sa Carola chérie, il ne put que regretter d'avoir le téléphone dans sa voiture. Pour s'éclaircir l'esprit, il fouilla très professionnellement, comme à l'accoutumée, dans le fouillis de sa mallette de docteur en médecine. Avec ses clés de voiture, son portefeuille plein de photos et son tatouage sur la hanche, sa mallette de docteur en médecine faisait partie de ces petites choses dont il ne se séparait jamais. Il sortit une petite boîte en argent qui contenait quelques grammes de cocaïne. Elle se retrouva sur le tableau de bord. À l'aide d'un bistouri, il dessina sur un miroir de poche deux courtes et fines lignes blanches. Chacune des narines de Felipe aspira son trait respectif. Quelques reniflements s'ensuivirent. Avec l'index, il se frotta le nez. Ça allait tout de suite mieux. Il enclencha une cassette de Canned Heat dans l'autoradio de sa diesel ronronnante. Il baissa les vitres électriques. Il avala une large bouffée d'air. Et il embraya vers la mer. Il était sûr de lui : ni l'Anku ni la distance ni les panneaux de danger signalant le passage d'animaux sauvages et cornus n'étaient en mesure de l'effrayer.

Ah ah ! Tout lui était dorénavant d'une pureté voluptueuse et séraphique - son professeur de chirurgie appliquée aux tumeurs et aux stases osseuses l'avait pourtant mis en garde plus d'une fois : « Les paradis artificiels peuvent vous rendre le quotidien déprimant… et c'est en connaissance de cause que je vous en parle » ; mais encore aujourd'hui, Felipe n'en faisait bien souvent qu'à sa tête. Come on the road again... The road... Des enceintes encastrées sortaient des sons décoiffants. La route, son avenir et ses souvenirs lui appartenaient. En face, les voitures roulaient vers l'est et avec le crépuscule, les phares faisaient leur apparition. La musique envahissait l'habitacle. Le téléphone débranché reposait sur le siège du passager.

Les yeux attentifs de Felipe mirent longtemps à s'apercevoir que la pluie arrosait la route. De suite, les essuie-glaces s'activèrent et Felipe essaya de ne pas se laisser anesthésier par ce va-et-vient qui avait quelque chose d'énervant. Carola devait être en train de regarder une émission divertissante à la télévision, songea-t-il. Certainement attend-t-elle le père du fœtus. Peut-être, pour l'occasion, a-t-elle aussi, la bougresse, posé des fleurs, du champagne et des bougies idiotes sur la table du salon - celle des grandes occasions. Felipe n'eut pas la force de faire demi-tour, de prendre la première sortie, de rejoindre Carola et ses petits plats préparés, Carola et ses baisers langoureux, Carola et ses matinées sans souci sous la couette. « Ce sera sans moi. »

Felipe veut la mer. « Ça me fera le plus grand bien. »

Aujourd'hui, c'est son jour de congé. Et il n'était pas dit qu'il n'en profiterait pas pleinement. Jusqu'au bout. Adolescent déjà, Felipe se plaisait à se retrouver dans de longues promenades solitaires, sans but ni raison. Quand il en était privé, son humeur naturellement douce en pâtissait. Il devenait irritable, hargneux. En revanche, pour l'heure, Carola avait dû enfiler sa nuisette et bougonnait en déplorant le vide monstrueux, à la droite du grand lit à deux places. Un lit à baldaquin, pour ne pas dire nuptial. Par superstition autant que par dépit, elle enfouira sa tête dans l'oreiller de Felipe, il en mettrait sa main à couper. Il sourit avec retenue, d'un rictus un peu honteux - en ce qui la concerne, quand elle est fâchée, Carola chérie a des moues adorables. Aujourd'hui, cette diablesse de Carola lui offre un objectif précis : devenir papa. Quant à savoir si elle sait se servir correctement d'un stérilet, c'est une autre histoire.

Ce coup de téléphone, pour Felipe du moins, représente un tournant décisif. Il allait devoir prendre ses responsabilités ainsi que son courage à deux mains, lui qui n'avait surtout pas l'étoffe d'un papa. Lui qui n'avait même jamais envisagé pareille aberration, sauf pour en rire. Lui qui ne s'est jamais résolu à considérer sa propre mère comme une grand-mère potentielle. Parce que s'il était médecin par vocation et qu'il aimait la vie profondément et de manière inconditionnelle, Felipe ne se sentait pas pour autant d'humeur à torcher des bambins potelés. Certes, il avait semé des graines dans le ventre de sa Carola chérie, mais il ne parvenait pas à croire qu'il s'agissait là de ce que les psychanalystes nomment un acte manqué. En effet, qu'avait-il besoin d'un fils ? Felipe aimait Carola pour elle toute seule, non pas pour tous les ovules qu'elle cachait mine de rien en son sein. Depuis, la pluie avait cessé. Les essuie-glaces glissaient toujours sur le pare-brise. Felipe se sentait possédé d'une sacrée envie de fumer. Stoppa net sa voiture et, appuyé sur le capot tiède qui faisait des bruits secs de moteur au repos, se roula une cigarette en regardant les autos dans la nuit. Il tressaillit quand une berline noire en trombe klaxonna en passant devant lui. Sans en être certain, il avait cru reconnaître Angelino Göhtperz, un vieil ami avec lequel il avait passé du bon temps, il y a très longtemps de cela. « Sacré Angelino, toujours par monts et par vaux, tu n'as pas changé... » Du bout de la semelle, il s'appliqua à écraser son mégot. S'attardant comme par mégarde sur sa montre, il se rendit compte qu'il avait pris du retard sur ses prévisions horaires, qui dataient de son réveil tardif. Ce matin semblait si loin...

Il n'avait toujours pas vu la moindre vague, pas entendu ne serait-ce qu'une seule mouette. La portière claqua prestement et dans l'élan, il retrouva sa place de prédilection, à savoir, derrière le volant. Un bref instant, il repensa à son permis de conduire qu'il pensait ne jamais pouvoir décrocher. Il lui avait fallu cinq tentatives. Cinq ! Parce qu'il psychotait comme un malade. Avait horreur de la gueule des examinateurs qui notaient sa façon de passer les vitesses et de freiner au stop. Il ne comprenait rien à ces histoires de priorités et d'angles morts. D'ici une heure, un hôtel près de la côte lui assurerait une halte qu'il savait être, sans être abusivement coûteuse, confortable. Il était pressé d'y arriver. Un nouveau regard sur sa montre lui avait d'ailleurs souligné sa hâte de se présenter face à l'Océan. La nuit tombante rendait le soleil aveuglant. Il doubla un camion qui transportait des moutons. Depuis qu'il avait appris sa paternité, il se sentait décalé, vaguement à côté de ses pompes. Il avait la désagréable impression de ne pas être au bon endroit ni à la bonne heure. Un aggiornamento, comme on dit, chez les Italiens et les diplomates, devenait impératif. À la radio, pour le lendemain, la voix annonçait du beau temps sur tout le pays. Après les pubs, une chanson de Michèle Torr s'égrena. Molle et dépassée. Felipe, presque heureux sous l'effet de la cocaïne, eut néanmoins la politesse de la boire jusqu'à la dernière note avant de changer de station. Mais sa Carola chérie lui avait bletti sa journée et Felipe, d'un caractère pourtant si débonnaire, ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir. Était-ce toutefois la cocaïne ou le premier pas dans le monde des adultes que l'enfant en gestation provoquerait irrémédiablement, qui le rendait si susceptible, si soucieux ? Il se sentit brusquement fatigué, nerveux, indécis, vidé : le bien-être du début de l'après-midi s'était dissipé. Le fantôme du gros ventre de Carola s'était installé à la place du mort. Au loin, dans une sourde brume nocturne, un carillon tentait de percer les ténèbres sans lune. Une andouille en plein-phare le croisa et Felipe maugréa.

Vingt-deux heures tiltèrent sur sa montre-bracelet. La voiture de Felipe crissa très lentement sur les gravillons blancs du parking de l'hôtel. Seul le rez-de-chaussée était éclairé. Tout autour, la lande qui courait jusqu'à la mer, semblait attendre un je-ne-sais-quoi d'éminemment mystérieux, qui n'était jamais venu, qui ne viendrait pas ce soir et qui ne viendrait sans doute pas plus demain. Néanmoins, ces ambiances désertes lui étaient familières et il s'estimait tout à fait en sécurité.

Une fois le moteur éteint, Felipe se demanda une ultime fois s'il allait appeler ou non Carola puis, écrasant les gravillons d'un pas sobrement décidé, il se dirigea en short vers les lumières. Ce n'était vraiment pas la peine de la réveiller. Elle était intelligente : elle pouvait comprendre qu'il puisse avoir besoin de solitude pour assimiler la nouvelle. Elle savait Felipe taciturne et en règle générale, elle avait le bon goût d'y trouver un charme très romantique.

Un journal dissimulait le patron de l'hôtel. Le vieil homme lisait - dans les auberges, hors saison, les distractions sont rares et le moindre mouvement devient gigantesque. Felipe salua d'une voix feutrée, comme pour ne pas le faire sursauter. L'affaire fut promptement conclue. Le vieux monsieur leva le nez de son journal et une chambre avec parquet, cheminée et balcon, fut mise à la disposition de ce client tardif.

Demain matin, si la brume se lève, Felipe en ouvrant ses volets apercevra, au bout de la lande, la mer.

Trois heures du matin : Felipe ne dort toujours pas. Il fume une cigarette, étendu sur son lit. La fumée flotte tranquillement au-dessus de sa tête, faisant des tourbillons parce que la fenêtre est entrouverte pour inviter le bruit étouffé des vagues à bercer sa paix horizontale. Tout laisse croire que Felipe est finalement bien heureux, là. Seul, le cendrier plein posé sur la table de nuit signale la demi-mesure de l'apparente félicité dont Felipe jouit non sans peine. Sa conscience était malmenée. La présence de Carola eut été le seul remède pour la soulager. Mais cette nuit, elle est loin de lui, et il se sent de plus en plus loin d'elle. Il consent, à l'aube, à s'endormir sans elle à ses côtés. Ça ressemble à une petite trahison et, de plus en plus inquiet de savoir jusqu'où sa lâcheté le conduira, il ferme les yeux.

Le soleil, haut et narquois, fait office de réveil-matin. Il allume une cigarette et se dirige vers la salle de bains. Il se regarde dans la glace et cligne de l'œil. « Comment ça va, papa Felipe ? » Puis d'un geste de praticien, il appuie son pouce sur son poignet pour mesurer son pouls.

Au-dessus des bruyères et des ajoncs stagnent des nappes de brume quand, chaudement douché et fraîchement rasé, il sort de l'hôtel. Par politesse, presque par réflexe, le vieux gardien derrière son haut comptoir fait un signe de tête. Felipe lui répond sur le même mode mais ni l'un ni l'autre ne cherche à engager plus avant la conversation. Il s'oriente avec le bruit de la mer. Dans le ciel, des hirondelles pourchassent les nuages de moucherons qui fournissent un petit-déjeuner à chacune.

Pendant la nuit, imperceptiblement, le ventre de Carola a encore enflé. Sournoise comme à son accoutumée, la nature fait son œuvre.

« Nom de Dieu ! » jura Felipe qui en était à sa troisième allumette pour la même cigarette. Contraint de stopper net son parcours il se retourne pour se protéger de ce foutu vent de mer qui forcit au fur et à mesure que, de son pas nonchalant, il se rapproche de la grève. Les passereaux printaniers ont laissé la place à de fiers goélands aux ailes grises. Les premières vagues apparaissent. Instantanément il retrouve un enthousiasme d'enfant. Et comme toujours en de tels instants, Felipe subodore que ce spectacle panoramique de toute beauté n'est pas là devant ses yeux par hasard, qu'il y a peut-être un message à décrypter dans les écumes et dans les écueils qui ne manquent pas d'affleurer à chaque marée.

Dans ses pensées, il chercha pendant plusieurs minutes, assis sur un lourd rocher, le nom de cette tribu un peu primitive qui faisait d'une pierre deux coups en offrant à l'Océan le placenta des nouveau-nés pour primo (par superstition) assurer le bonheur et la longévité des bébés et deuzio pour nourrir les poissons que capturent les pêcheurs de la tribu. Il savoura une seconde cigarette pour soi-disant s'aider à réfléchir et conserva cette auguste pose contemplative. Jusqu'à ce qu'une sacrée envie d'uriner le force à lever le camp. Dos au vent, il ouvrit la braguette de son short. « C'est à cause de toi si je suis papa ! » Et à nouveau, il sourit, un peu. Sa douce grivoiserie avait remué la braise de ses souvenirs - souvenirs communs de baise partagés par tous ceux qui ont connu l'union d'un corps nu avec un autre corps nu.

Jusqu'au coucher du soleil, abruti par le sel et le bruit des vagues, Felipe face à la mer poursuit ses songeuses cogitations. S'étant peu reposé la nuit passée, une douce fatigue commence à l'engourdir, à l'embaumer. Et puis, il y a aussi la faim (car aujourd'hui, il n'a pas encore pris de cocaïne). Et le froid. Et ce maudit vent chargé de remugles iodés. Et puis ce bébé ! Bref, Felipe se doit de bouger. Il lui faut payer sa chambre d'hôtel, parce qu'il n'a pas réglé d'avance et racheter des clopes par la même occasion. Puis rentrer à la maison et revoir Carola : le cœur de Felipe accélère la cadence. Tout est absurde.

À trente mètres, les vagues lèchent le sol, inlassablement.

Il ne lui reste qu'une chose à faire : le ventre creux, il enlève son short, se débarrasse de son polo à rayures - un polo de marin bleu marine et blanc avec un écusson -, délace ses groles et se précipite vers l'eau. Il imaginait que cet exercice clarifierait ses idées. Mais elles sont si hérissées de confusions proéminentes, que toutes les mers du monde ne suffiraient pas à les arrondir, les polir. Ses pensées ne sont pas des galets, il en prend conscience, cruellement.

Dans sa voiture, le téléphone sonne. Carola tente de le joindre. N'importe quelle femme amoureuse ferait de même. Mais celle-ci ne sait pas encore que Felipe va poursuivre vers l'Ouest. Et que tout ce qu'il gardera d’elle, une photo d'identité et le double d'une ordonnance pour une vilaine grippe vite soignée, tiendra dans le pli d'un portefeuille.

* * *

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dernière modification : 18/04/2017 11h20
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